Allemagne, sortir de l’égoïsme
Un philosophe, un politologue et un économiste estiment que leur pays doit évoluer et cesser d’être seul contre tous dans la zone euro.
dans l’hebdo N° 1213-1215 Acheter ce numéro
Frieder Otto Wolf est professeur de philosophie politique à l’université libre de Berlin. Actif chez les Verts européens dès 1984, il est député au Parlement européen de 1994 à 1999.
« L’Europe manque d’une forme démocratique d’intégration politique et d’une politique européenne alternative au modèle néolibéral aujourd’hui dominant. Les grands “succès” de la politique néolibérale européenne – le marché intérieur, l’euro et le big-bang de l’élargissement aux pays de l’Est – ont déployé leurs pleins effets : dérégulation, renoncement à une organisation communautaire démocratique, démocratie vidée de sens au niveau des États membres.
La transformation d’une UE imprégnée de néolibéralisme est un projet difficile. Cela ne marchera pas sans une mobilisation forte de la population dans les États, avec la constitution d’une société civile européenne. Les alternatives sont si terribles que tout doit être fait pour aller dans cette direction. Il faut débarrasser le marché intérieur de ses tendances néolibérales à la dérégulation et au dumping ; appuyer l’euro sur un gouvernement économique qui mettrait en œuvre une transformation sociale et écologique de toute l’Europe, plutôt que s’épuiser dans des fantasmes déflationnistes d’austérité ; amener les pays de l’est et, pour partie, du sud de l’Europe, sur le chemin d’un développement durable.
Les gauches européennes devraient développer leur capacité d’action à tous les niveaux, dans leurs propres pays, au sein des institutions de l’UE et dans la société civile. Cela suppose qu’elles reconnaissent leurs fragmentations nationales, culturelles et idéologiques actuelles comme un problème essentiel, à la suppression duquel elles doivent travailler de manière urgente dans un projet européen commun. Cela suppose qu’elles acceptent d’apprendre des multitudes d’initiatives – des forums sociaux européens au mouvement Occupy – qui sont déjà sur le chemin d’une solution européenne dépassant les frontières. »
Claus Leggewie est politologue. Il dirige l’Institut d’études culturelles d’Essen et fait partie du conseil scientifique du gouvernement sur les changements environnementaux. Ses travaux actuels portent, entre autres, sur les enjeux politiques du changement climatique.
« Ni la recette de Merkel – l’assainissement des comptes publics, sinon rien – ni celle de Hollande – la croissance – ne peuvent fonctionner pour sortir l’UE de la crise. Car une croissance qui ne promeut pas un développement durable – par exemple, un programme keynésien classique qui pousserait l’Europe à mettre de l’argent n’importe où pour créer de l’emploi à court terme – n’aura aucun effet.
Il y a pourtant de grandes possibilités en Europe du Sud, avec une politique énergétique qui fonctionnerait essentiellement sur la base des renouvelables, en particulier le photovoltaïque. Ça sonne très allemand, mais la Grèce, l’Italie, l’Espagne, le Portugal, mais aussi l’Afrique du Nord, que j’inclus dans cette idée, font partie des territoires les plus ensoleillés du monde. Ce potentiel est aujourd’hui bradé. Tout l’argent qui est dépensé dans des programmes d’infrastructures sans intérêt devrait être utilisé dans une union de l’énergie. Cette communauté des énergies renouvelables serait comme une nouvelle version de la Communauté européenne du charbon et de l’acier [Ceca, première institution communautaire créée en 1952 avec la France, l’Allemagne, l’Italie et les pays du Benelux, NDLR]. Ce pacte énergétique aurait pour effet, de la même manière, une intégration politique. Naturellement, il faudrait aussi qu’il se passe quelque chose au niveau institutionnel et démocratique.
Aujourd’hui, l’Europe politique se délite. On le voit avec l’Angleterre mais aussi avec l’Allemagne, particulièrement égoïste en ce qui concerne l’UE. Il faut un gouvernement économique européen, mais aussi plus de droits pour le Parlement et un président de l’UE élu par les peuples des Vingt-Sept. Il faut que les citoyens participent aux décisions européennes au niveau national et communautaire, à travers des référendums et des votes parlementaires classiques. Une autre idée serait de former des communautés subrégionales à l’intérieur de l’UE. L’union pour la Méditerranée était en ce sens un projet intéressant. Il pourrait se compléter par une union baltique, avec les États baltes, la Pologne, l’Allemagne et la Scandinavie ; une union des Alpes et de l’Adriatique, avec l’Italie, l’Autriche, la Slovénie, la Croatie ; une union des Balkans ; une union franco-ibérique. C’est une utopie, mais j’y reste attaché aussi longtemps que personne ne me présentera quelque chose de mieux. Car le chemin inverse est aussi possible, avec un retour aux États nationaux, comme le veulent les populistes nationalistes, les Le Pen, les Wilders et autres. C’est la vision qui conduit à la catastrophe.
La génération actuelle des dirigeants européens est née dans l’immédiat après-guerre. Pour eux, l’UE est un projet de paix. Ils disent : “Si l’Europe s’effondre, il y aura de nouveau la guerre.” Mais cela ne signifie rien pour les moins de 40 ans. Ce type de rhétorique est même contre-productif. C’est pour ça qu’il faut un nouveau projet, démocratique et fondé sur les énergies renouvelables, orienté vers le futur. »
Rudolf Hickel est professeur d’économie à l’université de Brême. Il a cofondé le groupe Mémorandum pour une politique économique alternative, qui publie chaque année une étude sur la situation économique et sociale allemande et internationale.
« De graves erreurs ont été commises lors de la création de l’euro. François Mitterrand et Helmut Kohl ont cru que la seule création d’une union monétaire effacerait les déséquilibres entre les différentes économies de la zone euro. C’est le contraire qui est arrivé. L’excédent commercial de l’Allemagne a fortement augmenté depuis 2000, au détriment de l’Italie, de la France et de la Grèce. C’est l’une des grandes causes de la crise actuelle. Pour en sortir, le point le plus important est d’arrêter les politiques d’austérité.
Il faudrait aussi plus d’intégration économique, avec une mutualisation financière, une réduction de la dette, des eurobonds, et une union bancaire qui obligerait à des contreparties – par exemple, une étatisation des banques renflouées par des fonds publics. Si l’on discutait de ces solutions dans leur ensemble – pas simplement en disant que l’Allemagne doit payer les dettes des autres –, la population allemande pourrait les accepter. Pour l’instant, c’est très difficile à imposer.
Je suis contre une sortie de la Grèce de l’euro, mais la majorité des Allemands est pour, au motif que la Grèce a commis des fautes. Une grande partie de la population ne veut pas payer pour l’intégration européenne, bien que l’Allemagne soit le pays qui ait profité le plus de l’euro jusqu’ici. Si l’on fait le calcul des coûts et des avantages, il est essentiel aujourd’hui pour l’Allemagne de conserver la monnaie unique. Mais la peur historique de l’hyperinflation est plus forte. Ces peurs sont très nationales, comme la plupart des débats sur le sujet. On construit ici une image de l’Allemagne seule contre le reste de la zone euro. »