Avignon explore le temps
De l’ère stalinienne, avec le travail de Simon McBurney, aux affres du Nouveau Roman ausculté par Chistophe Honoré : un beau début de festival.
dans l’hebdo N° 1211 Acheter ce numéro
Le Maître et Marguerite de Boulgakov a été assez souvent adapté au théâtre. Cette vision déchirante de la Russie stalinienne appelle le grand spectacle, et permet aussi l’intimité et le débat philosophique, donc de jouer sur différentes échelles. C’est ce que fait l’Anglais Simon McBurney, artiste qui, d’abord orienté vers le théâtre gestuel, a mis peu à peu son savoir-faire quasi gymnique au service d’une réflexion morale, scientifique et métaphysique. McBurney s’empare du roman de Boulgakov avec passion. La construction parallèle du récit, qui entremêle l’histoire d’un écrivain écrasé par les diktats des poètes officiels, les actions folles du diable venant perturber la vie à Moscou et un retour récurrent au temps du Christ dominé par la lâcheté du procureur Ponce Pilate, inspire une mise en scène saccadée, jamais en repos.
Les acteurs, comme sortis d’un film soviétique, ont un formidable jeu collectif qui n’empêche pas certaines individualités, tels Paul Rhys (le maître), Sinead Matthews (Marguerite), Tim McMullan (Ponce Pilate), de s’imposer. McBurney utilise beaucoup les projections, donnant à voir certaines scènes agrandies sur la façade, ou créant des impressions de fractures et de chutes de pierres sur un Palais des papes qui, à la fin et virtuellement, s’effondre sous nos yeux. Ce choix permet également de présenter des images des années 1930 et de sauter jusqu’à aujourd’hui : un immense portrait de Staline apparaît souvent sur la muraille, mais aussi les soldats nazis et les forces américaines en Irak.
Ce spectacle, qui ne sera pas repris (il aura circulé dans quelques capitales), est d’une telle santé, d’une telle maîtrise, d’une telle puissance théâtrale qu’on répugne à faire des réserves. C’est l’un des plus beaux débuts de festival qu’on ait vus à Avignon ces dernières années. On notera quand même qu’il y a là une addition de langages assez disparates, du déchaînement style Ballets russes à l’expressionnisme et à l’épure zen. McBurney a su tout mettre en séquences et tout enchaîner dans un même mouvement. C’est ce qui compte et nous laisse admiratifs.
Le festival 2012 est composé de beaucoup de spectacles en langue étrangère. Ces pièces sont surtitrées en français, de manière scrupuleuse, mais la lecture des surtitres s’avère difficile et épuisante. Sans doute, dans certains cas, faudrait-il les abréger et les projeter en caractères plus lisibles. Ainsi, la Négation du temps du Sud-Africain William Kentridge, conférence – évidemment pipée, parodique, vraie et fausse – sur le temps, sa perception à travers les pays et les époques, nous est restée assez obscure. On aurait aimé mieux comprendre ce qui nous a paru diaboliquement malin et mis en valeur par une troupe chantante et dansante. Quant à la technique de projection et de fabrication d’illusions, elle n’a rien à envier à celle de McBurney.
Avec Nouveau Roman, nous revenons en terre française puisque voilà en scène des écrivains qui nous sont peu ou prou familiers : Marguerite Duras, Alain Robbe-Grillet, Michel Butor, Robert Pinget, Nathalie Sarraute… Christophe Honoré reconstitue la naissance de cette école littéraire qui casse tout à partir des années 1950 et se fonde autour des éditions de Minuit et de son directeur, Jérôme Lindon. Puis il en suit les avatars : les exclusions, les succès des uns, les échecs des autres, leurs querelles, leur vie sexuelle connue ou cachée. Il relie le mouvement au contexte politique – avec l’hostilité de ces auteurs envers la littérature engagée mais signant le Manifeste des 121. Robbe-Grillet est le bras droit de Jérôme Lindon mais il ne parvient pas à fédérer vraiment une équipe composée d’individualistes forcenés. Les écrivains ne peuvent être que solitaires.
Le spectacle – qui dépasse d’une heure et demie la durée de deux heures annoncée – va jusqu’à l’émiettement final : Duras traite Lindon de profiteur, Robbe-Grillet entre à l’Académie, tous meurent, sauf Ollier et Butor – ce dernier doit venir à Avignon… Honoré a pensé son spectacle comme un jeu. Les acteurs jouent à figurer ces écrivains doués et prétentieux, en restant eux-mêmes, sans les incarner vraiment. Ils jouent à être acteurs ! Ils ne ressemblent pas à leurs personnages, mais ils parlent comme eux, ils puisent dans des paroles oubliées ce qu’il est important ou plaisant de dire aujourd’hui. Ils sont si peu ressemblants que certains rôles masculins sont tenus par des femmes : formidables Annie Mercier et Brigitte Catillon interprétant Lindon et Butor.
Dans un décor qui fait penser à une gare des années 1950 (sol et marches en faïence colorée, une sorte de kiosque au fond), tout se passe dans une joyeuse partie d’archéologie rieuse, où Jean-Charles Clichet en Robbe-Grillet, Mélodie Richard en Catherine Robbe-Grillet, Anaïs Demoustier en Duras, et Ludivine Sagnier en Sarraute, trouvent la saveur d’une farce soudainement sérieuse. Pour la reprise à Paris, à la Colline, il faudrait couper et resserrer. Cela avance à la va comme je te pousse. Mais ils nous poussent, et l’on est bien dans leur chahut qui réveille quelques grandes questions oubliées.
Dans le off, les Culs-de-plomb d’Hugo Paviot (Présence Pasteur, 12 h 15) révèle un jeune auteur intéressant, scrutant ici la maladie mentale et le poids de l’histoire sur la vie individuelle. Un jeune homme se mure en lui-même. Il ne parle plus que d’une planète qu’il aurait découverte. La médecine tente d’élucider son cas. La blessure est liée à l’un des épisodes les plus terribles de la guerre d’Algérie. Paviot met en scène sa propre pièce dans le plus grand dépouillement, avec David Arribe, acteur étonnant. Un moment fort et troublant.
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