Fédéralisme : histoire d’un oubli
En Europe, la pensée fédéraliste ne s’est pas épanouie. L’espace commun est surtout économique. Manque un projet politique.
dans l’hebdo N° 1213-1215 Acheter ce numéro
« Davantage d’Europe », plus de « solidarité » et « d’intégration ». Les Européens ont le fédéralisme sur le bout de la langue, mais rares sont ceux qui osent en prononcer le nom. C’est que l’idée va à l’encontre d’une histoire qui s’est construite autour du concept d’État-nation, dont la France est l’exemple le plus achevé. Pour renverser cette montagne de tradition et de conservatisme, il faudrait que les partisans du fédéralisme donnent au moins de ce mot une définition claire et convaincante. Or, c’est loin d’être le cas. Souvent réduit à un modèle centralisateur, où le pouvoir serait en partie transféré à une entité mystérieuse au détriment des éléments qui la constituent, le fédéralisme est, si l’on ose dire, une auberge espagnole. De ce côté de l’Atlantique, « l’histoire du fédéralisme est largement l’histoire d’un oubli », note François Vergniolle de Chantal, chercheur associé au Centre d’études et de recherches internationales (Ceri).
Théoricien d’une des formes les plus larges du concept, Proudhon l’imagine, en 1863, comme une solution à la question des nationalités et à l’inévitable tendance au despotisme des gouvernements centralisés, sous lesquels, écrit-il, « disparaît toute liberté, non seulement communale et provinciale, mais même individuelle et nationale ». Le fédéralisme naît chez Proudhon d’un échange contractuel entre les différentes parties qui participent au pouvoir. Il s’applique tant dans la sphère politique que dans la sphère économique et permet de réaliser un équilibre entre l’autorité et la liberté. La Commune de Paris s’en inspire en 1871. Son échec sanglant marque un premier coup d’arrêt au développement de la pensée fédéraliste.
Celle-ci reprend de la vigueur avec la Première Guerre mondiale, qui légitime une remise en cause de l’État-nation et voit apparaître les premiers mouvements européens, convaincus que l’unité européenne apporterait la paix sur le continent. Mais le fédéralisme revendiqué par certains de ces mouvements n’est souvent qu’une forme institutionnelle. La « Paneurope » imaginée par Richard Coudenhove-Kalergi en 1922 ressemble plus à une association d’États. Une confédération plus qu’une fédération. En 1948, le congrès de La Haye, qui rassemble différents mouvements pro-européens, apporte un début de réponse. Si le mémorandum adopté évoque la création des « États-Unis d’Europe », ce sont bien les unionistes, partisans d’une simple coopération entre États, qui dominent le congrès. Dès lors, il n’est pas surprenant que la construction européenne se soit faite essentiellement sur le mode de l’intergouvernementalité.
Confrontés à l’absence de réelle unité européenne, Robert Schuman et Jean Monnet adoptent, pour construire l’Europe, une démarche pragmatique. On tait toute référence au fédéralisme pour tenter de construire progressivement un espace commun, le préalable à toute fédération. « Tous les exemples de fédéralisme ont commencé par la mise en place d’un espace public commun, dont l’un des marqueurs est l’organisation des partis politiques au niveau fédéral », précise François Vergniolle de Chantal.
En réalité, c’est surtout un espace économique qui a été construit. L’Europe est devenue une entité incontournable sur le plan économique sans être portée par un véritable projet politique. Si bien que le fédéralisme est plus ou moins confusément associé au libéralisme économique. La résistance au libéralisme devient résistance au fédéralisme, et les États restent les décideurs principaux. Aujourd’hui encore, le Parlement européen, pourtant élu au suffrage universel depuis 1979, est dépourvu du pouvoir d’initiative législatif, qui reste le monopole de la Commission.
Et si, dans les années 1960 et 1970, les partisans d’un « fédéralisme intégral » continuent de prôner, derrière Alexandre Marc, la « fondation d’une véritable fédération européenne inséparable de la nécessaire révolution politique, économique et sociale », ils restent relativement inaudibles. Si fédéralisation de l’Europe il y a, c’est toujours sur le plan institutionnel, les dimensions philosophique et politique du concept étant laissées de côté.
Les institutions européennes pèchent par défaut de légitimité politique. Et les transferts de souveraineté que certains nomment improprement « fédéralisme » apparaissent surtout comme des dénis de démocratie. Le meilleur exemple est sans doute la Banque centrale européenne, institution installée en 1998 sans légitimité politique. Elle symbolise à elle seule le déficit démocratique souvent reproché à l’Europe.
Face à la crise actuelle, le mot « fédéralisme » réapparaît dans les sommets européens. Angela Merkel souhaiterait accompagner l’union monétaire d’une union politique. Mais pour la chancelière allemande, qui refuse en même temps le principe d’une solidarité budgétaire, il s’agit bien là de donner « plus de possibilité de contrôle à l’Europe ». Or, qui incarne l’Europe ? Dans ce schéma, sûrement pas les peuples. Transférer du pouvoir à l’échelon européen peut effectivement ressembler à du fédéralisme. Mais selon une conception très réductrice, qui néglige la possibilité d’une solidarité réelle, et qui, contrairement à ce que proposait Proudhon, éloigne les citoyens. Sans doute le fédéralisme est-il l’avenir de l’Europe, encore faut-il que le dépassement des États-nations s’accompagne d’un renforcement des institutions démocratiques. Ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui.