Glaneurs des villes
La pauvreté oblige une partie de la population à faire les poubelles et à récupérer les aliments abandonnés à la fin des marchés.
dans l’hebdo N° 1211 Acheter ce numéro
Quand le marché remballe et que le gros des clients a quitté la place, quelques silhouettes circulent derrière les étals, penchées sur les amas de cagettes abandonnées par les marchands. À l’intérieur, des fruits et des légumes non vendus qui attendent d’être emportés par le personnel de la voirie. En les ramassant, les glaneurs leur évitent de finir à la poubelle. Ces hommes et ces femmes qui récupèrent de la nourriture à la fin des marchés ou dans les poubelles des grandes et petites surfaces affichent dans les rues une douloureuse précarité.
Pour M. Chérif, commerçant au marché de la Bastille, à Paris, le phénomène prend de l’ampleur : « Il y a huit ans, je ne voyais pas tant de malheureux. » Derrière lui, des pêches tachées, des épinards un peu flétris, quelques abricots noircis qui n’ont pas séduit les acheteurs. M. Chérif n’a pas de camion réfrigéré. Pendant qu’il remballe son stand, il laisse les denrées abîmées sur le bord du trottoir. Si personne ne vient se servir, il devra tout balancer dans l’énorme container planté au bout de la rue. Installé là en permanence, le bloc de tôle est destiné à accélérer la disparition du marché et rend inaccessibles les aliments qui y sont jetés. « Le marché est perçu comme une perturbation de l’ordre public, explique Christine César, socio-anthropologue de l’alimentation. Ces containers prennent de la place. On n’en trouve que deux ou trois sur les marchés parisiens. »
Les containers des marchés ne sont pas les seuls obstacles pour les glaneurs. Dans les boutiques d’alimentation, il arrive que les commerçants ferment à clé le local dans lequel ils stockent leurs poubelles. Parfois, ils y déversent même de l’eau de Javel. « Officiellement, elle permettrait d’éviter les odeurs. Mais elle sert bien à dissuader de faire de la récupération », poursuit Christine César. Dans certaines communes, le glanage est puni par la loi. En août 2011, le maire UMP de La Madeleine, dans la banlieue lilloise, signait un arrêté interdisant de fouiller dans les poubelles. Dans les quartiers chics, la misère fait tache… Au marché, les glaneurs nouent souvent avec les vendeurs des relations cordiales. Koffi Soumaré, 72 ans, est sans papiers. Il dort dehors et vient tous les jours glaner, c’est sa seule ressource alimentaire. « J’ai vu des cageots pleins de fruits finir dans une poubelle », dit-il. À Belleville, les marchands le connaissent. Ils lui mettent de côté des fruits et des légumes, et lui donnent quelques euros en échange de son aide pour ranger. Pour Christine César, cette solidarité s’explique en partie par la proximité sociale entre glaneurs, marchands, agents de la voirie et éboueurs. « Il y a un continuum dans la situation de précarisation et de pauvreté. »
La société qui s’organise autour de la récup alimentaire plaît à Gérard. À Saint-Maur-des-Fossés (Val-de-Marne), ce retraité glaneur ne supporte pas de voir tant de nourriture gaspillée. Il y a quelques années, il cherchait des cagettes en bois pour alimenter sa cheminée. La plupart de celles qu’il trouvait alors sur le marché contenaient des fruits et des légumes. « Quand ils remballent leurs stands, les types sont fatigués. Ils veulent aller vite et balancent des quantités astronomiques de denrées : des ananas, des pommes de terre, des haricots. Un jour, j’ai même récupéré un mont-d’or un peu fait ! », raconte-t-il. À chaque fois qu’il glane, il récolte entre 10 et 20 kg de nourriture. Ce qui lui permet de partager ses trouvailles avec les autres glaneurs. « Et puis les marchands commencent à me connaître. On rigole ensemble. C’est une expéricience humaine. » Un plaisir qui tient sans doute au fait que Gérard pourrait s’en passer… « C’est une façon de recycler les surplus abandonnés, qui représentent travail et exploitation de la nature », dit-il.
À Lyon, Clémence Giraud, qui fera sa première rentrée en tant qu’institutrice en septembre, scrute les allées des fins de marché depuis deux ans. Chaque dimanche, elle ramène un chariot complet de fruits et de légumes. « Ce que je ramasse n’est pas esthétiquement vendable mais cela me permet d’économiser une centaine d’euros par mois. » Le glanage n’est qu’une partie du travail. Il lui faut en général un après-midi complet pour cuisiner sa récolte. « Je fais des compotes, des tartes, de la confiture, de la sauce tomate. Je mange bien plus de légumes qu’avant », se félicite-t-elle.
Se nourrir ainsi, par choix éthique ou politique, trouve sa source dans le mouvement américain « freegan », né à la fin des années 1990. Les freegans défendent un mode de vie alternatif où les besoins fondamentaux ne seraient pas monnayés. « En France, ils sont très marginaux chez les glaneurs », relativise Christine César. « L’aliment est le seul objet qu’on ingère, précise-t-elle. Il y a donc une connotation dévaluée à le trouver parmi les déchets. » Alors, se mettre au glanage demande de « une certaine conversion du regard ». « Une glaneuse m’a un jour confié qu’elle regardait les bennes à ordures comme des pochettes surprises. »