José Bové : « Toute la chaîne porte une responsabilité »
Le Parlement européen veut réduire de moitié le gaspillage. Selon José Bové, il faut agir sur la distribution, mais aussi sur l’éducation.
dans l’hebdo N° 1211 Acheter ce numéro
Le 19 janvier 2012, le Parlement a adopté une résolution sur le thème « Éviter le gaspillage des denrées alimentaires : stratégies pour une chaîne alimentaire plus efficace dans l’Union européenne », afin de demander à la Commission et aux États de l’UE « d’élaborer des actions concrètes visant à réduire de moitié le gaspillage alimentaire d’ici à 2025 et à éviter, parallèlement, la production de déchets alimentaires ». José Bové a étroitement participé aux travaux du Parlement.
Comment expliquer l’ampleur prise par le gaspillage alimentaire en Europe ?
José Bové : Les informations sur le sujet sont très partielles. On attend, courant 2013, un document explicatif. Pour l’instant, on en connaît les grandes lignes et les principaux chiffres – même s’il est possible que le taux de 40 % de gaspillage soit sous-évalué. Quant au volume et à la répartition par secteurs, le maillon de la distribution est lui aussi sans doute sous-estimé. Officiellement, on évalue le gaspillage entre 15 et 20 % dans ce secteur (inférieur à celui du producteur et du consommateur). Or, la grande distribution se défausse continuellement sur les producteurs et les consommateurs : quand les grandes surfaces font des appels promotionnels pour vendre deux paquets de dix yaourts en fin de validité qui seront au bout du compte jetés à la poubelle par la famille, c’est le consommateur qui assume le gaspillage. De même, quand les centrales d’achat n’achètent que des fruits de couleur et de forme spécifiques, le producteur est de fait contraint de jeter une partie de sa récolte, et c’est lui qui, là encore, l’assume dans les chiffres. Il est donc très compliqué de quantifier finement le gaspillage, notamment parce que la grande distribution repasse le bébé en aval et en amont de la chaîne… Reste que toute la chaîne porte une responsabilité : chez les producteurs, l’organisation du marché du frais fait qu’il est souvent plus rentable de produire davantage que nécessaire. À l’autre bout, entre matraquage publicitaire et peur irraisonnée de manquer, le consommateur devient un agent final important. Il y a, par exemple, des gens qui achètent des paquets de 30 à 40 steaks hachés…
Mais ils sont aussi les victimes du système de surconsommation…
On peut toujours refuser, au moins en partie, de s’y plier, mais, effectivement, c’est un système, au même titre que celui de l’obsolescence programmée ou de la folie de la course aux soldes… Il rend les gens prisonniers d’un modèle économique où le statut social passe par la consommation : l’abondance, l’excès, et donc l’excédent, sont devenus des signes extérieurs de richesse. Il n’y a pas une main invisible qui conduirait volontairement au gaspillage, mais une somme d’intérêts particuliers qui produisent des effets très importants au bout du compte.
Comment faire pour limiter le gaspillage ?
D’abord, favoriser les circuits courts : plus on raccourcit les circuits, plus les volumes produits sont contrôlés, d’une part, et plus on n’achète que ce dont on a besoin, d’autre part. Ensuite, il y a une question d’éducation individuelle : habituer l’enfant à la cantine de l’école pour qu’il prenne conscience du geste de gaspillage… Des expériences intéressantes existent déjà qui permettent aussi d’éduquer au goût. Dans la grande distribution, on pourrait assouplir les règles de formatage des produits – des standards uniquement visuels ! –, arrêter la logique de raccourcissement des délais de consommation des produits…
Quelle est l’action de l’Union européenne ?
La Commission européenne, à la suite du rapport que nous avons rendu, devrait produire un document qui donnera lieu à un texte législatif. Les gens, y compris les parlementaires, sont scandalisés par le gaspillage, surtout quand on sait que 16 millions de citoyens européens dépendent de l’aide alimentaire et que le programme d’aide alimentaire pour les plus démunis [PEAD] est en sursis [grâce à une forte mobilisation des ONG et des banques alimentaires, le PEAD a été maintenu jusqu’en 2013, NDLR]. Cela nous donne de la légitimité pour avancer sur ce sujet au niveau politique. Mais cela va nécessiter des changements profonds. Par exemple, dans la restauration collective privée, la question est de savoir comment on va pouvoir réaliser une enquête sur les pratiques d’une entreprise telle que Sodexo, première structure de restauration collective européenne, qui emploie 370 000 salariés… On pourrait imaginer qu’une loi oblige les collectivités, les hôpitaux ou les écoles à prendre en compte la question du gaspillage dans les appels d’offres de passation de marchés publics.