Le grand gavage des poubelles
Du champ à l’assiette, un tiers des aliments produits finissent à la benne. Les particuliers sont parmi les premiers concernés.
dans l’hebdo N° 1211 Acheter ce numéro
Peut-être avez-vous un jour vécu cette expérience marquante : arrivé en fin de service au restaurant de votre entreprise, vous sentez les agents de nettoyage qui se pressent déjà derrière votre passage. Dans la seconde qui suit, les salades de fruits qui restaient sur le présentoir finissent dans un sac-poubelle. Vous venez de visualiser la frontière qui transforme en un éclair un aliment parfaitement sain en déchet.
Tous les jours, le couperet opère en France sur près de 50 000 tonnes d’aliments en moyenne, à divers stades de la chaîne, du producteur au consommateur, de la pomme de terre biscornue écartée lors du tri chez l’agriculteur au reste de frites de votre repas. Des quantités considérables. Au total, le tiers de toute la production alimentaire est jeté, et parfois même plus. Des enquêtes menées depuis quelques années aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Belgique, en Suède et plus récemment en France tombent toutes sur des résultats similaires. En mai 2011, la FAO produisait une importante synthèse planétaire évaluant les pertes et gaspillages alimentaires dans les différentes grandes régions du monde [^2] (voir carte). Sans surprise, on y relève d’énormes quantités d’aliments jetés dans les pays industrialisés – jusqu’à 300 kilogrammes par habitant (kg/hab) chaque année aux États-Unis, à tous les stades de la chaîne d’approvisionnement.
Moins attendu : les pays pauvres affichent aussi d’importantes pertes, 170 kg/hab par an en Afrique subsaharienne, soit, là encore, près de 30 % de la production totale d’aliments destinés à la consommation humaine. En cause pour l’essentiel : de mauvaises conditions de stockage et de transport, ou encore des processus de transformation peu efficaces. Moins de 7 % des pertes cependant sont enregistrées à l’échelon des foyers : dans ces contrées où la proportion de personnes sous-alimentées est la plus forte au monde, les familles connaissent la valeur d’un bol de millet.
C’est pratiquement l’inverse dans les pays industrialisés : alors que la chaîne de production, de transport, de transformation et de stockage est bien plus performante que dans les pays du Sud, un tiers des pertes et des gaspillages trouvent leur origine dans les réfrigérateurs, les cuisines, les assiettes. Selon la FAO, en Amérique du Nord, où l’on produit en moyenne 900 kg/hab de denrées comestibles par an, il s’en jette 120 kg à l’étape de la consommation – repas à la maison, cantine, restauration collective (cantine scolaire ou d’entreprise), restaurants, dans la rue… Un peu moins en Europe (100 kg, dont environ 40 kg dans les foyers), et vingt fois moins dans les pays les plus déshérités d’Afrique subsaharienne (où les quantités de nourriture produites par habitant sont deux fois moindres qu’en Occident).
Ce gaspillage alimentaire s’effectue dans l’ignorance la mieux partagée du monde : 90 % des personnes n’auraient aucune notion des quantités qu’elles jettent, affirmait en 2008 une autre enquête de la FAO. Ce qui a incité la Fédération France nature environnement (FNE) ^3 à lancer, début juin, une campagne de sensibilisation des particuliers, appuyée par un décorticage du contenu alimentaire de nos ordures ménagères (voir graphique). Celui-ci interroge nos modes de vie, notre gestion des achats et du réfrigérateur ainsi que notre rapport à la nourriture. Aux trois quarts, le rebut alimentaire provient de denrées devenues périmées (ou jugées comme telles) : fruits et légumes délaissés, barquettes « oubliées », produits à demi consommés, pain rassis… Le dernier quart est constitué de restes de repas.
En restauration collective, le gaspillage est institutionnalisé par des pratiques peu remises en question. Une enquête menée en 2011 par la Ligue de l’enseignement sur les 13 000 repas quotidiens servis dans les cantines scolaires de la communauté d’agglomération de Plaine centrale du Val-de-Marne (Alfortville, Créteil, Limeil-Brévannes) a montré que l’on jetait 37 % de la viande, 39 % des desserts et 60 % du pain ! Une analyse approfondie identifie plusieurs causes à cet énorme gaspillage.
« Concernant la viande, nous avons constaté que de plus en plus d’enfants n’y touchaient pas », constate notamment Natalie Gandais, responsable d’un groupe de travail sur l’alimentation à Europe Écologie-Les Verts, et très impliquée à Plaine centrale. L’explication tiendrait à certaines options religieuses (interdiction du porc, mode d’abattage du bétail) mais aussi à la médiocre qualité de certains produits.
La communauté d’agglomération a réagi avec des mesures simples. Par exemple, pour le pain, les portions sont plus petites et complétées à la demande. Dès la rentrée de septembre, la cuisine centrale va vivre une petite révolution, avec, pour le plat principal, deux choix : viande, poisson ou œuf, ou alors une association de céréales et de légumineuses, équivalentes en termes de protéines.
Par ailleurs, les achats privilégieront la qualité des produits. Avec un effort particulier porté sur les aliments bios et issus d’exploitations locales, ainsi que sur le commerce équitable de temps à autre. Une bataille plus politique a également été menée pour bousculer le dogme du repas « à cinq composantes » – entrée, plat protidique, légumes, fromage et dessert. « Ce modèle, soutenu par les lobbies agroalimentaires, est globalement trop riche, explique Natalie Gandais. C’est une source importante de gaspillage, accentuée par la pression mise sur les enfants pour qu’ils terminent leur repas dans les délais. » La cuisine centrale expérimente des repas à quatre composantes, qui pourraient bientôt être servis jusqu’à quatre fois par semaine.
Le budget et les tarifs de restauration resteront inchangés : la communauté d’agglomération fait le pari que la limitation des volumes jetés couvrira les surcoûts éventuels. Parmi les gains pour la collectivité, l’économie des coûts de traitement des déchets, à raison de 115 euros environ la tonne d’ordures ménagères incinérée.
La lutte contre le gaspillage, si elle se généralise, pourrait modifier les prospectives agroalimentaires à l’horizon 2050, quand la population mondiale comptera environ 9 milliards d’habitants : l’impératif d’accroissement de la production mondiale d’aliments, soutenu par les firmes chimiques et biotechnologiques (plus d’engrais et de pesticides, recours aux OGM), pourrait être remis en cause. Outre une réduction des rebuts alimentaires, la substitution d’une partie des rations carnées par des plats végétariens ira dans le même sens : il faut jusqu’à sept fois plus de surface agricole pour produire une calorie animale qu’une calorie végétale.
[^2]: Global Food Losses and Food Waste, disponible en anglais sur www.fao.org
[^3]: www.fne.asso.fr