Les intellos mondialisés

Où sont passés les intellectuels français ? À l’heure de la globalisation, c’est « l’expert » anglo-saxon qui semble occuper le terrain.

Olivier Doubre  • 5 juillet 2012 abonné·es

Il fut engagé, critique, universaliste, spécifique, total, et même collectif. Ou expert, parfois. Médiatique aussi, et celui-là est toujours là. Mais, mis à part ce dernier, que sont les intellectuels français devenus ? Que font-ils et, surtout, que disent-ils ? Y a-t-il encore des intellectuels français, continuant d’assumer le rôle politique et historique particulier qu’ils ont si longtemps tenu ?

Au sortir de plus de six mois de campagnes électorales, agrémentées des dérapages droitiers (ou extrêmes-droitiers) de Nicolas Sarkozy, force est de constater l’absence (ou presque) de toute figure du monde des idées, intervenant dans le débat ou s’élevant pour rappeler quelques grands principes. Rares sont même ceux qui se sont simplement engagés activement auprès d’un candidat, en dehors des traditionnelles listes de soutien de personnalités du « monde de la culture et des arts ». Sans répondre directement à ces questions, François Hourmant et Arnauld Leclerc, professeurs de science politique aux universités d’Angers et de Nantes, ont dirigé un bel ouvrage sur les relations, souvent complexes, entre les intellectuels et le pouvoir, observant, selon les époques, les différentes « déclinaisons » et autres « mutations » de leurs rôles, non seulement en France, mais aussi aux États-Unis, en Angleterre, en Allemagne et même au Chili. Issu d’un colloque qui s’est tenu en janvier 2010 à la faculté de droit et de science politique de Rennes, cet ouvrage collectif se veut d’abord une « approche comparée ». Il donne en outre à découvrir de jeunes auteurs, la plupart politistes de facultés en régions, qui frappent par la rigueur et la pertinence de leurs analyses : point de « stars » des universités parisiennes donc, mais des enseignants dont on sent au ton de leurs communications l’envie et la passion pour leurs travaux, et dont il faudra retenir les patronymes.

Avec les précautions d’usage (scientifique) vis-à-vis de ce type de classement journalistique, François Hourmant introduit sa réflexion sur les mutations récentes du « marché des idées » en observant le « palmarès » qu’une revue britannique, Prospect, avait publié en 2005, à partir du choix de ses lecteurs, donnant « les dix plus grands intellectuels mondiaux du moment ». Le verdict fut sans appel : de Noam Chomsky (n° 1) à Umberto Eco (n° 2), en passant par Vaclav Havel (n° 4), Jürgen Habermas (n° 7), Salman Rushdie (n° 10) ou Amartya Sen (n° 8), aucun intellectuel français ne figurait dans ce « top 10 »  ! Il est vrai que, dès 2005, nos grands maîtres à penser avaient disparu : Bourdieu, Derrida, Deleuze, Foucault et, bien sûr, Sartre.

Une autre raison de cette absence était sans doute à chercher dans un facteur plus « structurel », celui de l’hégémonie linguistique de l’anglais, couplé à « l’internationalisation des échanges culturels » et des « engagements politiques à l’heure de la mondialisation ». Mais quelle que soit finalement la raison, François Hourmant en déduit d’abord une « constante de position »  : « la permanence du lien noué entre le rayonnement intellectuel et l’engagement politique ». Et de poursuivre : « Si les noms ont changé, si Chomsky a remplacé Sartre, la visibilité internationale reste souvent indissociable d’une radicalité politique ou d’une contestation idéologique. » La « prééminence » de Chomsky proviendrait donc de sa qualité de « figure métonymique et substitutive de l’intellectuel prophétique sartrien ».

Or, d’autres contributions de l’ouvrage viennent aussi à rappeler, à travers leurs différentes – et remarquables – analyses (sur les tenants de la « troisième voie » chère à Tony Blair, étudiés par Jérôme Tournadre ; sur les think tanks « libertariens » états-uniens, observés par Sébastien Caré), que la figure anglo-saxonne traditionnelle de l’intellectuel est, à la différence de la France, moins « critique » ou « sartrienne », et davantage celle d’un expert, pétri de « neutralité axiologique », qui se veut aussi et peut-être d’abord un « entrepreneur d’idées », conseiller du pouvoir censé influer ou aider les responsables politiques à la décision. Aussi, l’un des enseignements de cet ouvrage est-il de montrer combien l’opposition de ces deux « idéaux-types » d’intellectuels (français universaliste et expert anglo-saxon) ne tient plus ou, du moins, est bien moins nette. Et François Hourmant de souligner qu’à l’heure de la globalisation, « si ces deux matrices peuvent encore fonctionner, elles sont le support d’un certain nombre de greffes qui ouvrent un jeu de combinatoires, diluent les frontières et le cadre. Elles visent, de façon plus dynamique, à rendre compte de la circulation des modèles, celui de l’intellectuel dreyfusard comme celui de l’intellectuel sectoriel ou expert ».

Idées
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