Rock : Can, ou l’art du montage

Trois heures de bandes inédites du groupe allemand mythique des riches années 1970.

Jacques Vincent  • 19 juillet 2012 abonné·es

La fin des années 1960 a vu l’éclosion de nombreux groupes en Allemagne de l’Ouest. L’avènement du rock anglo-saxon y est pour quelque chose, mais la plupart ont su très vite s’affranchir de cette influence. Sans constituer pour autant un mouvement musical à proprement parler. Le fait que l’on ait parlé de rock allemand en France, de musique cosmique en Allemagne et de Krautrock  [^2] en Angleterre montre assez l’impossibilité de rassembler sous un même vocable des groupes disséminés aux quatre coins du pays. Chacun a su créer un univers particulier, du foisonnement électrique libertaire d’Amon Düül II aux atmosphères méditative de Popol Vuh (auteur des musiques de plusieurs films de Werner Herzog), en passant par la pop technologique et futuriste de Kraftwerk ou les pièces répétitives et hypnotiques de Can.

Les singularités de ce dernier sont nombreuses. D’abord la diversité des parcours de ses membres principaux : Holger Czukay (basse) et Irmin Schmidt (claviers) ont fait leurs armes dans les musiques classique et contemporaine, le second ayant étudié avec Ligeti et Stockhausen et été très marqué par plusieurs rencontres avec John Cage ( « Il m’a ouvert à cette idée que tout l’environnement peut devenir musique » ) ; Jaki Liebezeit (batterie) vient du jazz ; Michael Karoli (guitare) est le seul issu des milieux rock. À ce quatuor, se sont ajoutés brièvement un flûtiste, David Johnson, puis successivement deux chanteurs, Malcolm Mooney et Kenji « Damo » Suzuki. Le groupe refait parler de lui à l’occasion de la sortie d’un coffret composé d’inédits choisis parmi les cinquante heures de bandes accumulées au long de ses dix ans d’existence, de 1968 à 1978. Titre : The Lost Tapes (les bandes perdues), titre un peu impropre, précise Irmin Schmidt. « C’était dans les archives, oublié, pas perdu. En revanche, je ne savais pas ce qu’il y avait dessus, je me rappelais seulement des musiques de films, dont nous n’avons publié que les parties figurant dans les génériques, très peu de celles intervenant dans les scènes. »

Pour comprendre comment ces cinquante heures de musique ont pu se constituer, il faut connaître un certain nombre de principes au cœur du processus de création de Can. D’abord une démarche fondée sur l’improvisation, en studio comme sur scène, facilitée par le fait que le groupe avait choisi d’avoir son propre studio, quitte à devoir se contenter d’un équipement minimal. « Nous enregistrions beaucoup, nous puisions dans cette matière et nous réalisions un montage, comme dans un film. Le montage est le principe essentiel du travail de Can, comme c’est d’ailleurs un principe central dans l’art du XXe siècle, peinture ou littérature. La chose la plus difficile dans l’exercice était de ne pas détruire le rythme, le mouvement. »

Une attitude à la fois musicale, politique et philosophique qui bannissait toute idée de hiérarchie dans le groupe (toutes les compositions ont toujours été signées Can) et ignorait le concept de répétition. « Nous n’avons jamais écrit un morceau que nous avons ensuite répété pour le jouer de la manière la plus parfaite, poursuit Irmin Schmidt. C’était toujours une improvisation, et alors il y a immédiatement une idée qui surgit, un rythme, un riff. Après il s’agit de jouer de manière très concentrée pour s’approcher de cette idée. Cela nécessite un travail très précis et discipliné. Écouter est alors plus important que faire quelque chose soi-même. »

Le groupe a tenu tant qu’il a réussi à maintenir ce niveau d’exigence, jusqu’à ce que la routine finisse par s’immiscer, signifiant la fin de l’aventure. Une évolution inéluctable que, selon Irmin Schmidt, Jaki Liebezeit aurait résumée ainsi : « C’est comme un élastique sur lequel on a trop tiré et qui est devenu mou… » Can aura produit une musique unique, comme le montre encore une fois ce coffret partagé entre de longues pièces chantées, obsessionnelles et hallucinées, certaines enregistrées en public, et des musiques instrumentales plus abstraites.

[^2]: Genre musical considéré comme un sous-genre du rock progressif.

Musique
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