« Un mystère philosophique »
Ils ont survécu en Europe en dépit de leur faible nombre et de la stigmatisation. Selon Jean-Pierre Dacheux, les Roms interpellent la démocratie du Vieux Continent.
dans l’hebdo N° 1210 Acheter ce numéro
« Uni dans la diversité », le peuple rom existe dans de multiples variantes en Europe. Jean-Pierre Dacheux, qui est membre de la Ligue des droits de l’homme et du collectif national Romeurope, rend compte de la singularité des Roms.
Pensez-vous que les gadjé ont pu participer à la construction d’une identité nationale rom par une folklorisation de la culture tsigane ?
Jean-Pierre Dacheux : Les Tsiganes ne peuvent pas vivre avec les gadjé et ne peuvent pas vivre sans eux. Autrement dit, il y a des liens obligés, notamment d’ordre économique et conflictuel. Si vous demandez à un Manouche ce que c’est qu’être un Tsigane, il vous répondra que c’est ne pas être un gadjo. Le gadjo, c’est celui qui est attaché à sa terre.
Peut-on parler de sédentarisation forcée ?
Peut-on parler d’une communauté ou des communautés roms en Europe ?
La devise même de l’Europe, « Unis dans la diversité », s’applique bien aux peuples roms en Europe. On peut observer des modes de vie et d’expression extrêmement diversifiés. Les Roms de France préféreront ainsi être appelés Manouches ou Gitans plutôt que Roms. Il n’en reste pas moins que les Roms sont unis d’une part par leur origine historique, d’autre part par des événements tels que le Samudaripen [^2], qui a marqué ce peuple et a forgé une solidarité non dite. Pour moi, les Roms sont des marqueurs d’Europe, où ils sont numériquement très présents. Mais ils sont également présents en Turquie, en Croatie, en Albanie, en Macédoine… C’est donc une communauté elle-même constituée de communautés. Les Roms du Sud du Kosovo sont majoritairement musulmans, tandis que ceux situés au Nord sont orthodoxes. On trouve des Roms catholiques chez les Gitans en Espagne, des Roms protestants en Allemagne… Rares sont les agnostiques. Les Roms se définissent comme une nation sans territoire, et cela est mal perçu dans les démocraties occidentales, incapables de penser la nation non territorialisée. S’ils devaient se définir en tant que territorialisés, les Roms diraient simplement qu’ils sont les habitants de l’Europe, ce qui fait dire à Gunther Sachs qu’ils sont les premiers des Européens.
On parlait dans les années 1970 d’un mouvement rom. Certaines associations peuvent-elles aujourd’hui assurer la continuité de cette culture ?
Il n’y a pas un mouvement rom. Même l’Union romani internationale n’est pas représentative de la totalité des Roms. Les Roms ne se laisseront jamais représenter par une partie d’eux-mêmes. Ils souhaiteront cependant par-dessus tout que leur culture soit aimée et appréciée. On connaît le jazz manouche ou le flamenco gitan : on ne peut pas penser les Roms sans musique, mais ce ne sera jamais la même musique ou les mêmes instruments. Comment ont-ils fait pour subsister en étant une dizaine de millions en Europe et en subissant la stigmatisation et l’esclavage ? C’est un mystère philosophique. Les Roms ont une philosophie de la vie non dite qui consiste en un rapport au sol, à la mort, à la religion, à la politique… Ils posent des questions fondamentales : à quoi nous sert de voter, dès l’instant qu’on ne ressent pas les effets de son vote ? Ils interpellent la démocratie, comme je l’ai montré dans ma thèse de doctorat en philosophie politique, « les Interpellations tsiganes de la philosophie des Lumières ». La démocratie des Lumières a été et reste interpellée par les Roms, qui n’ont pas la vision communément admise de la propriété et de la vie en commun.
[^2]: Mot romani qui désigne le génocide des Tsiganes par le régime nazi pendant la Seconde Guerre mondiale.