Armstrong et Armstrong

Chacun à sa façon,
les deux Armstrong,
le vertueux et le
cynique, sont des
docteurs Faust.
Les politiques ou
les sponsors sont
leurs Méphisto.

Denis Sieffert  • 30 août 2012 abonné·es

En moins d’une semaine, l’Amérique a
perdu deux héros. L’un est parti définitivement
dans les étoiles, tandis que
l’autre chutait lourdement de son piédestal.
Les deux hommes étaient aussi
différents que possible. Neil, l’astronaute qui
a marché sur la Lune, était un modeste qui
n’a jamais exploité sa gloire. On ne l’a jamais
vu dans des shows télévisés et il refusait de
signer des autographes de peur, dit-on, que
sa griffe ne devienne un produit commercial.
Lance, le champion cycliste qui a gagné sept
fois le Tour de France, était tout au contraire
un businessman avide de fric et de médiatisation.
Malgré tout, leur statut de héros
les rapprochait.

Mais qu’est-ce qu’un « héros » dans le rêve
américain ? Un personnage qui a fait vibrer
la fibre patriotique en repoussant les limites
humaines. Neil les a repoussées
au-delà de notre espace
vital ; Lance, en avalant à
vélo les pentes du Galibier
ou du Tourmalet à la vitesse
d’une moto de bon calibre.
Deux « performances »
scientifiques littéralement
extraordinaires réalisées,
dans un cas, par les ingénieurs
de la Nasa, et, dans
l’autre, par une armada de
chimistes se réclamant plus
ou moins de la médecine
sportive.

On sera évidemment tenté
de ne pas porter sur ces deux
exploits le même jugement
moral. Même si l’on ne peut
ignorer que la conquête de
la Lune s’inscrivait dans une
logique de rivalité militaire avec l’URSS, et
si l’on ne peut oublier que les astronautes
d’Apollo 11 étaient avant tout des pilotes
de chasse, donc des gens de
guerre, on ne peut résister à
la fascination exercée par les
images du premier pas d’un
homme sur la Lune.

En revanche, le trafic des
apprentis sorciers qui prescrivent
des cures de corticoïdes
aux champions cyclistes, et
transforment leur formule
sanguine à coups d’autotransfusions
et d’injections
d’EPO, provoque surtout
l’effroi et l’indignation. Mais
comment ne pas voir que, dans
les deux cas, nous sommes en
plein mythe prométhéen ? Ici
et là, il s’agit toujours de l’illusion de la toutepuissance.
Le vol du « feu sacré ».

Contrairement à ce qui a
beaucoup été dit au lendemain
de la mort de Neil
Armstrong, l’événement du
20 juillet 1969, pour considérable
qu’il fut politiquement
et culturellement, n’a
pas bouleversé l’histoire
de l’humanité. Il est à peu
près resté sans lendemain,
et il n’a surtout rien résolu
des grands problèmes du
monde. Peut-être même
a-t-il concouru à les esquiver.

Plus crûment encore,
et plus scandaleusement,
le dopage industriel dont le
corps de Lance Armstrong
aura été le laboratoire secret
a propagé un mensonge
mondialisé qui n’est pas
sans effet sur nos sociétés parce qu’il vise à
entretenir l’illusion du « toujours plus ».
Une illusion qui ne touche pas seulement le
sport, mais constitue une métaphore de nos
sociétés capitalistes, ivres de compétition, de
rendement et de productivisme. On n’aurait
pas grand mal à dresser un parallèle avec les
mondes de la finance, de la spéculation et
de la croissance illimitée. Tous condamnés
à connaître le destin de la grenouille qui
veut se faire boeuf.

Chacun à sa façon, les deux Armstrong, le
vertueux et le cynique, sont des docteurs
Faust. Les politiques ou les sponsors sont
leurs Méphisto. Neil fut sans doute un
homme honnête, convaincu que son « petit
pas » sur la lune allait être « un bond de
géant pour l’humanité »
. Ce qui ne fut évidemment
pas le cas. Lance est assurément,
lui, un tricheur. Et, avec lui, une partie de
la communauté sportive qui se réfugie
aujourd’hui encore dans l’omerta, et tous
ceux qui vivent d’un système économique
et médiatique dont il est le « champion ».
Mais, au total, nous sommes chaque fois
face à une forme d’imposture qui s’érige en
morale universelle.

Dire cela n’est pas entraver la connaissance
et encore moins la science. C’est répéter ce
qu’écrivait Günther Anders, qui fut le critique
le plus radical d’une certaine idéologie
du « progrès », quand il faut entourer
ce mot de guillemets : « L’extension de la
puissance est également l’extension de ses
effets dans le futur. »
Non pas une apologie
de l’immobilisme ou du passéisme, mais
une invitation au principe de responsabilité.
Le mythe de la « conquête » de la Lune
entretenait l’idée que notre espace vital est
infini. Et le dopage, que l’homme n’a pas
de limites. Le monde, hélas, n’en a pas fini
avec ces illusions.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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