Chez les salafistes algériens

Si le propos est ambigu, la stratégie est évidente : montrer que le discours n’est ni monolithique, ni préparé, ni calibré.

Saad Khiari  • 30 août 2012 abonné·es

La densité des barbes hirsutes fait la mosquée salafiste, comme la barbe bien taillée fait le frère musulman. Entre les deux univers pileux, c’est toujours la paix armée. Les premiers, largement présents dans des mosquées pleines à craquer pendant le ramadan pour la prière surérogatoire du soir ( taraweeh ), tiennent à marquer leur territoire. Tiennent aussi à leurs voies impénétrables et à ne pas s’en laisser compter. Se disent « salafistes ». Usurpation d’une appellation non contrôlée, puisque tout musulman est salafiste par nature parce que respectueux des anciens (les salafs), ceux qui ont accompagné le Prophète dans sa longue et périlleuse mission. Nombreux furent à crier à l’imposture, mais rien n’y fit. Et les salafistes ont eu le nez creux en se réclamant de l’islam des origines, récusant ainsi tout soupçon de dénaturation du message coranique. Cette virginité et cette authenticité réputées indiscutables, du moins aux yeux d’un public éloigné de telles subtilités, leur permettent de séduire beaucoup de monde, à commencer par ceux qui n’ont plus rien à perdre.

Le rituel est bien rodé. Tout se joue durant la demi-heure qui précède la prière surérogatoire, au cours de la « leçon » proposée chaque soir. Le sujet abordé traite aussi bien de l’exégèse coranique que des questions sociales et des difficultés de la vie quotidienne. La leçon, tantôt magistrale, tantôt moins distante, laisse croire aux fidèles que le prédicateur connaît et partage sincèrement leurs préoccupations, contrairement aux Autorités, « enfermées dans leurs privilèges ». Les messages sont distillés par touches insidieuses, qui n’ont rien de subliminales. Pas de hasard si on cite Ibn Taimiyya, ou quelques-uns de ses affidés, oubliant du même coup les plus grands penseurs de l’islam. Il faut savoir que le savant, considéré comme le véritable père de la réforme salafiste, est l’une des principales références théologiques du courant wahabite, dont on connaît la puissance et la force d’inertie. S’il inspire la méfiance, le rejet ou l’admiration, c’est parce qu’il y a une part d’ambiguïté dans son discours. Il admire et condamne en même temps les soufis, critique la logique aristotélicienne, fustige Avicenne, déclare la mécréance des écrits d’Ibn Arabi, rejette Al Ghazali et refuse toute innovation dans la pratique religieuse.

Si les foules ignorent tout ou presque de cette doctrine, dont on mesure la force d’inertie et la capacité de nuisance depuis qu’elle a été triturée par le wahabisme, elles gobent, avec la naïveté de l’ignorance tout ce que leur proposent durant cette demi-heure de jeunes orateurs, issus de milieux modestes et donc proches d’eux. Qui plus est lestés d’un bagage religieux fraîchement acquis en péninsule arabique. La bonne parole ne souffre pas d’équivoque. Le voile est une obligation coranique ! Circulez, il n’y a rien à discuter ! Ne pas le porter, c’est désobéir à Dieu et donc finir en enfer. Se servir de la main gauche, c’est «  haram  ». Fumer, c’est «  haram  ». Deux péchés mortels qui mènent tout droit à la géhenne. Les laïcs et les libéraux, voilà l’ennemi. Les mystiques de l’islam cherchent à s’identifier à l’Unique et finiront donc en enfer. Les saints de l’islam sont certes respectés, mais leurs sépultures doivent être détruites pour éviter l’idolâtrie. On est d’accord avec les nouveaux maîtres de Tombouctou sans toutefois l’avouer.

Les rôles sont intelligemment répartis. Dans la même mosquée, on peut écouter des discours différents selon les prédicateurs. Tantôt menaçants, tantôt compassionnels. Si le propos est ambigu, la stratégie est évidente : montrer que le discours n’est ni monolithique, ni préparé, ni calibré. À la fin du prêche ou de la leçon, on entend de moins en moins d’anathèmes contre « les sionistes qui occupent Jérusalem, et l’Occident dévergondé et responsable de tous nos maux » . Exit La Palestine, la Tchétchénie et le Cachemire. Il faut bouter les voleurs, les traîtres, les corrompus. Moraliser la vie publique, interdire les boissons alcoolisées, la musique dans les fêtes et les tenues indécentes des jeunes filles non voilées, les feuilletons télévisés et les consoles de jeux. Et comme il faut bien composer avec les Autorités, puisqu’ils sont convaincus que le temps joue pour eux, alors on appelle les fidèles à prier Dieu pour qu’il ramène «  ceux qui nous gouvernent » dans le droit chemin et qu’il leur donne la force de réaliser des réformes justes et conformes à l’islam.

Les vieux écoutent et ne trouvent rien à redire. Les jeunes ne rejettent pas la démarche ou y adhèrent faute de mieux, même s’ils devinent qu’elle n’est pas tout à fait innocente. Les nouveaux conservateurs savent que le temps joue pour eux et ne veulent surtout pas se fourvoyer comme leurs prédécesseurs du FIS ou des GIA. L’histoire ne repasse pas le plat, alors on se prépare. Et puis, faute d’arriver enfin au grand soir, on se dit qu’on ne pourra pas faire moins que le Maroc, l’Égypte ou la Tunisie. Il y a dans l’air comme le silence assourdissant d’une véritable bombe à retardement. Mieux vaut se mettre à déminer qu’apprendre à se boucher les oreilles, car il y a fort à parier que ceux qui se préparent à en découdre ne feront pas de prisonniers. Ce sont eux qui le disent.

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