« Dark Horse », de Todd Solondz : Les enfants tristes
Avec Dark Horse, Todd Solondz montre une société coincée entre confort et compétition.
dans l’hebdo N° 1216 Acheter ce numéro
La trentaine enrobée, Abe (Jordan Gelber) vit encore chez ses parents et travaille dans l’entreprise paternelle de gestion de supermarchés. Pas vraiment un adolescent attardé, mais un adulte qui n’aurait pas su grandir (sa chambre est kitschissime), coincé entre l’amour douceâtre de sa mère (Mia Farrow), le mépris de son père (Christopher Walken) et ses complexes vis-à-vis de son frère cadet, qui a tout réussi.
Todd Solondz ( Bienvenue dans l’âge ingrat, Happiness, Storytelling… ) affectionne ces personnages qui ont des aspirations contradictoires, inconciliables (ici un rêve d’émancipation et une peur de sortir du giron protecteur) et sont en même temps un symptôme du milieu où ils vivent, la middle class de la côte est des États-Unis.
Abe s’illustre aussi dans le comique involontaire, qui se transforme insensiblement en malaise. C’est le cas dès l’ouverture du film. Une fête bat son plein, tout le monde se trémousse, sauf Abe et sa voisine de table, visiblement neurasthénique. Parce qu’elle lui a jeté un regard et vaguement répondu, Abe cherche à revoir la jeune femme, Miranda (Selma Blair), dont il tombe très amoureux. Cette porte de sortie du cocon familial n’en est pas vraiment une, tant Miranda ne respire pas la joie de vivre : elle sort d’une rupture douloureuse et déclare avoir abandonné son ambition littéraire et, par là, toute dignité.
« Dark Horse » est une expression qui, en anglais, signifie « outsider ». Elle renvoie à la notion de compétition qui sous-tend tout le film. Un outsider a sa chance si la compétition est ouverte ; ce n’est pas le cas pour Abe, engoncé dans un confort qui est aussi sa prison. Il semble qu’il n’en fut jamais autrement.
Quand la situation se tend avec son père, qui ne supporte plus son incapable de fils qu’il a pourtant embauché en connaissance de cause, Abe fantasme des scènes où il s’explique sur son enfance avec son frère et sa mère. Il fut toujours, dans toutes les situations, le perdant. Ce qui signifie, en fin de compte, un indésirable.
Dark Horse met au jour le cynisme d’une société individualiste et infantilisante – un lieu nodal du film se trouve être une grande surface du jouet – et s’avère d’une profonde noirceur. À sa manière, et avec plus de radicalité que nombre de films dénonciateurs, Dark Horse est un redoutable film politique.