Faut-il donner des devoirs à la maison ?
À chaque rentrée scolaire, le débat revient sur la table : pour ou contre le travail des élèves après la classe ? Jean-Michel Zakhartchouk livre une réponse au conditionnel. Pour Patrick Rayou, impérativement, sous cette forme-là, c’est non.
dans l’hebdo N° 1216 Acheter ce numéro
Je ne peux pas être favorable aux devoirs à la maison s’il s’agit de renvoyer l’essentiel des apprentissages en dehors de la classe, si on néglige les effets inégalitaires que peut induire cette pratique, si on ne raisonne qu’en termes quantitatifs sans s’interroger sur le contenu de ce qui est « donné à faire ».
Toutefois, je ne veux pas entrer dans une logique binaire, quasi « théologique », où chacun assène ses certitudes à coup d’enquêtes ou d’anecdotes. En fait, plutôt que de « devoirs », je préfère parler de « travail personnel », terme plus adéquat car il englobe ce qui est à apprendre et ce qui est à lire, à côté de ce qui relève de l’écrit.
Le travail personnel en dehors des cours me semble en effet indispensable. Il me paraît fallacieux de penser qu’en le supprimant, on renforcera la démocratisation. Enseignant en collège très défavorisé, je connais bien cette pratique qui consiste à donner le moins possible de travail hors de la classe. Cela permet d’avoir davantage de « paix sociale », car vérifier que le travail a été fait est souvent source de conflits. Mais on creuse ainsi les écarts avec d’autres élèves et on inquiète les parents, qui ont l’impression qu’on dévalorise leurs enfants.
Autre argument qui me paraît important : un savoir ne peut être appris, une compétence ne peut être acquise que si on les retravaille hors du contexte purement scolaire. Il serait dangereux, d’ailleurs, de faire de l’école le seul lieu où l’élève serait confronté à des savoirs. Il faut au contraire développer les liens entre l’école et le monde extérieur, entre ce qu’on apprend à l’école et ce qu’on apprend ailleurs. Et ce lien, c’est peut-être celui qu’évoque une de mes élèves, Karima, quand elle me dit fièrement qu’elle a lu à ses parents le conte qu’elle a rédigé, et qu’ils l’ont trouvé très bien…
En fait, pour que le travail personnel soit pertinent, des conditions sont à réunir. Tout d’abord, l’essentiel doit se passer en classe, en amont, ce qui implique de bien expliciter la « langue de l’école », c’est-à-dire les attentes et les consignes. Ensuite, des lieux et des temps doivent permettre de réaliser ce travail autrement qu’à la maison : études, associations d’aide (j’en ai créé une, pour ma part). En outre, le contenu du travail doit être diversifié. En primaire, on pourra éviter, comme les règlements le stipulent, de donner des travaux écrits. Et si l’on incite à faire des recherches, cela doit rester faisable par tous. La charge de travail doit demeurer raisonnable, ce qui implique la concertation avec les collègues, et le dialogue avec parents et élèves.
Enfin, on doit réfléchir à la manière d’exploiter ensuite le travail. Si des activités plus difficiles sont demandées, on peut surseoir à une évaluation et autoriser l’élève à recommencer s’il n’a pas réussi. On distinguera aussi travail de recherche préalable, d’application-entraînement, de vérification d’acquis, de création personnelle…
Car ce qui compte avant tout, c’est d’inscrire la question dans un cadre pédagogique plus large. On est encore loin, certes, de l’ambitieux projet esquissé par Victor Hugo dans À propos d’Horace, qui, critiquant la pédagogie régnant alors, appelait le temps où « savoir étant sublime, apprendre sera doux ». Mais on peut s’en rapprocher, en se débarrassant du terme « devoirs » et en évacuant l’idée que s’approprier le savoir est forcément une corvée et un pensum.
Les raisons de ne pas donner de devoirs à la maison sont nombreuses : une efficacité limitée, une accentuation des inégalités, un ferment quotidien de discorde dans les familles, etc. Pourtant, on en prescrit et on en fait, malgré les tentatives légales d’en limiter l’emprise.
Mais de quoi parle-t-on lorsqu’on parle de devoirs ? D’exercices nécessaires à la stabilisation des apprentissages dans la classe ? D’une manière de développer l’autonomie par le travail personnel ? De petits arrangements avec les programmes pour que soit achevé ce qui n’a pu être vu pendant le cours ? Ont-ils la même nécessité pour un élève du primaire que pour un lycéen ? Ne peut-on faire des devoirs qu’à l’extérieur de la classe et de l’école ? Toutes ces questions, et d’autres encore, indiquent que le débat récurrent sur leur utilité et leur légitimité porte sur une notion aussi familière qu’opaque.
C’est que les devoirs, comme travail hors de la classe, obéissent à deux logiques : l’une cognitive, l’autre sociale et politique. Car, si la reprise des leçons par l’exercice est un incontournable de l’apprentissage, le moment et le lieu de cette activité, la manière de l’organiser peuvent donner aux devoirs des tonalités très différentes. Ils sont de fait, dans notre tradition, une des rares zones de contact entre l’école et le reste de la société, et sont pour cela fortement investis par tous les acteurs sociaux (responsables scolaires, enseignants, parents, collectivités locales, organismes privés…), qui, à travers eux, tentent de maîtriser l’éducation. C’est sans doute pourquoi ils survivent aux tentatives de les limiter et à l’insatisfaction qu’ils engendrent chez tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, les pratiquent.
Le problème majeur que posent les devoirs « à la maison » est qu’ils externalisent le travail de l’élève et suscitent ainsi des sous-traitances contestables. Comment les élèves qui n’ont pas compris ce qui a été fait en classe y parviendraient-ils une fois livrés à eux-mêmes ou à des aides disparates et souvent peu légitimes ? Où leur seront données les manières de faire nécessaires à la réussite mais que ne peuvent pas leur enseigner des maîtres qui ne les voient pas travailler ?
Des consignes comme « apprendre la leçon » ou « lire le texte » se prêtent à des interprétations multiples qui font que les élèves les moins connaisseurs des exigences scolaires, les moins pertinemment aidés à la maison, peuvent très bien croire les mettre en œuvre avec le sentiment du devoir accompli. Et se trouver mortifiés par les appréciations comme « aucun travail » qui sanctionnent souvent leurs productions inadéquates. Les mêmes, pris en charge après la classe par les dispositifs qui s’empilent depuis plusieurs années, finissent, s’ils ne progressent pas, par se convaincre qu’ils sont irrémédiablement mauvais.
Il semblerait plus sain de découpler ces deux logiques. En donnant aux parents plus de visibilité sur l’école, en diminuant une pression évaluative plus encline à prouver qu’on est sérieux qu’à susciter des gains cognitifs, en agissant davantage sur les apprentissages dans la classe, on porterait sans doute plus directement des solutions aux problèmes endémiques d’une école qui sait faire réussir les meilleurs. On cesserait alors de tenter d’agir à la périphérie par le biais des devoirs qui, sous leur forme actuelle, coûtent à la nation et à leurs acteurs quotidiens plus qu’ils ne leur apportent de succès et de satisfactions.