« La bio, oui, mais pas à n’importe quel prix »
Philippe Baqué* a rassemblé une série d’enquêtes sur le « bio business » et propose une réflexion sur l’agriculture paysanne.
dans l’hebdo N° 1216 Acheter ce numéro
Les auteurs de la Bio entre business et projet de société sont agriculteurs, journalistes, sociologues, militants et sont concernés par le devenir de l’agriculture biologique. Au travers de leurs enquêtes dans une dizaine de pays, dont la France, ils montrent qu’existe toujours une agriculture biologique fidèle à ses principes. Ils ont également rencontré des acteurs du marché industriel de la bio qui ont des pratiques très éloignées de ces principes. Le livre, coordonné par Philippe Baqué, ouvre un débat plus que jamais nécessaire : quel sens faut-il donner à la bio ?
Les enquêtes publiées dans votre livre mettent en doute un mode de développement de l’agriculture biologique. De quoi s’agit-il ?
Philippe Baqué : L’agriculture biologique ne peut se réduire à une agriculture certifiée, à un label et à un cahier des charges tel qu’il existe aujourd’hui. La réglementation européenne, qui la régit depuis 2009, s’appuie sur des critères purement techniques qui sont controversés. Il y manque la question sociale et un aspect véritablement environnemental.
Le travail collectif de ce livre est porteur d’autres valeurs, celles d’une agriculture paysanne qui fait référence à la charte de la Fédération internationale des mouvements d’agriculture biologique (Ifoam), adoptée en 1972, et reprise par un certain nombre d’organisations de la bio. Elle définit des principes agronomiques, sociaux, environnementaux et politiques. Il y est question de solidarité et non de compétition ; d’agriculture paysanne à taille humaine et non d’exploitations de plusieurs milliers d’hectares ; d’une agriculture respectueuse de la proximité et de l’équité. Cette agriculture biologique est inscrite dans un projet de société qui se veut en rupture avec une société purement marchande, capitaliste, fondée sur une agriculture industrielle.
Que pensez-vous de l’actuel développement de l’agriculture biologique ?
Il s’agit d’un développement à n’importe quel prix. La moitié des produits bio vendus en France le sont dans la grande distribution. Ils sont issus d’une agriculture industrielle dont la production vient de continents peu consommateurs de bio, comme l’Amérique latine, l’Afrique, l’Asie, le pourtour méditerranéen et certains pays européens. L’Espagne est, par exemple, peu consommatrice de produits issus de l’agriculture biologique mais on y encourage la monoculture bio. Ces productions ne sont pas destinées à nourrir la population et à respecter la souveraineté alimentaire. Elles sont exportées pour nourrir la population d’une poignée de pays d’Europe ou d’Amérique.
Quelles pratiques avez-vous constatées ?
L’exemple qui m’a poussé à réaliser ce livre est celui de la ferme Bionest, située dans la province andalouse de Huelva, la plus grande exploitation productrice de fraises en Europe. J’y ai réalisé un film documentaire, l’Eldorado de plastique , pour dénoncer les conditions de travail de la main-d’œuvre marocaine dans cette « mer de plastique », la plus grande concentration de serres au monde, soit 10 000 hectares saturés de pesticides. Des agriculteurs ont fait fortune dans cette agriculture chimique et ont décidé d’investir dans la bio. Pas moins de 500 hectares de deux variétés de fraises bio, les mêmes que dans l’agriculture conventionnelle, sont exploités par les patrons de Bionest au sein du parc naturel Doñana, déclaré patrimoine mondial de l’humanité par l’Unesco. On y retrouve les mêmes serres de plusieurs centaines d’hectares, les mêmes techniques hors sol, pour des produits qui sont certifiés bio ! Ce qui m’a également choqué, ce sont les conditions de travail des ouvrières agricoles, venues de Roumanie, de Pologne, du Sénégal et des Philippines. Elles ont des contrats très précaires et des visas à durée limitée, qui permettent de vendre à bas prix ces fraises à l’ensemble des marchés européens.
De telles pratiques se développent sur le pourtour méditerranéen : Espagne, Maroc, Tunisie, Turquie et Israël. Une enquête montre que la plupart des produits bio provenant d’Israël présents sur le marché français sont en fait produits dans des colonies de la vallée du Jourdain, des terres volées aux Palestiniens. Cette bio-là ne respecte aucun critère social, de défense et de respect du droit des peuples.
Quels sont les acteurs principaux de cette bio industrielle ?
En France, les énormes coopératives agricoles ont intégré la bio sans remettre en cause leurs pratiques. Ces coopératives peuvent continuer à faire du chimique, de l’agriculture raisonnée, tout en pratiquant une agriculture biologique intensive. Elles essaient de gagner des marchés, et font pression tous azimuts pour que le moratoire sur les OGM soit levé. Ainsi, certaines de ces coopératives participent directement à la vente et à la commercialisation d’OGM sur la planète, alors qu’elles exploitent une production bio.
Les grosses coopératives agricoles ont un lien étroit avec l’agro-industrie et utilisent parfois des événements sanitaires pour dénigrer l’ensemble de la bio. Par exemple, elles ont profité d’une épidémie, comme celle de la bactérie tueuse escherichia coli (E.coli) pour stigmatiser l’ensemble de la production bio.
Un nouveau concept d’agriculture « écologiquement intensive » a vu le jour. Qu’en pensez-vous ?
L’agriculture écologiquement intensive est fondée sur les principes de la bio et de la permaculture, puisqu’il s’agit de moindres labours, de couverture permanente du sol avec l’utilisation d’engrais verts. Tout cela est séduisant, mais il n’y a pas de mise en cause du processus du marché, ce qui signifie que des exploitations de plusieurs milliers d’hectares au Brésil ou en Argentine se réclament de ce concept. On y utilise massivement des herbicides comme le glyphosate (Round-up de Monsanto) pour accélérer la décomposition des engrais verts. Cette agriculture, qui est en train de succéder à l’agriculture raisonnée, gagne sur tous les tableaux en termes d’image et de techniques agricoles, notamment parce qu’elle répond aux intérêts des multinationales comme Monsanto en utilisant le glyphosate.
Y a-t-il encore le choix entre une agriculture paysanne bio et ce que vous nommez le « bio business » ?
Il fallait enquêter en Espagne, en Colombie, dans les exploitations d’huile de palme, en France, dans les élevages de poulets bio, pour montrer que cette agriculture bio industrielle est porteuse de dérives graves, y compris au niveau sanitaire. Dans les pays dans lesquels nous avons enquêté, il existe aussi une agriculture bio paysanne très forte qui se rapproche de l’agroécologie, notamment en Amérique latine et en Asie. Ces agricultures et ces paysans sont souvent en lutte contre les États et contre les multinationales.
En France, une agriculture paysanne bio, qui n’est pas forcément certifiée, est aussi très présente. On en voit des exemples à travers la multiplication des associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap), des groupements d’achat, des circuits courts, etc. La Fédération nationale de l’agriculture biologique (Fnab) et Nature et Progrès défendent cette agriculture. Nature et Progrès a par exemple un cahier des charges plus exigeant que la réglementation européenne. Sa charte éthique intègre des principes sociaux et environnementaux proches de la charte de l’Ifoam de 1972.
La Fnab a de son côté mis en place une marque, Biocohérence, qui se veut un retour à l’esprit de la charte de 1972 : les paysans ont l’obligation d’être certifiés, ce qui engendre un coût. Beaucoup sont réticents, estimant qu’ils n’ont pas à payer pour prouver qu’ils sont plus exigeants que les autres. Il existe aussi des mouvements comme Semences paysannes, car la bio industrielle fait appel à des semences vendues par des grands semenciers, en particulier des germes hybrides qui ne peuvent être ressemés. Et une association comme Terre de liens lutte pour canaliser l’épargne populaire et acheter des terres mises à la disposition de paysans bio.
L’engouement suscité par le livre montre qu’il y a une demande d’information sur le sens à donner à la bio. Face à une agriculture intensive, oui, il y a de la place pour une agriculture paysanne bio.