Nathalie Démoulin : «Travailler sur le détail, forcer le point de vue»
Nathalie Démoulin revient sur l’origine de la Grande Bleue et sur la manière dont elle a élaboré son roman.
dans l’hebdo N° 1216 Acheter ce numéro
C’est l’actualité qui a déclenché l’envie de Nathalie Démoulin de revenir sur les années 1970. Pour autant, la Grande Bleue est un roman littérairement très composé. Explication.
Comment est né le désir de ce livre ? Pourquoi les années 1970 ?
Nathalie Démoulin : L’une des premières sources est la campagne électorale de 2007. À la fin de cette campagne, Nicolas Sarkozy a construit un discours violemment anti-68. Il se proposait de défaire l’héritage de Mai 68 (en miroir, on a eu en 2012 la construction de l’image idéale d’un « vrai travailleur », qui ne manifeste pas, qui « se tait », sauf, on peut l’imaginer, pour remercier son bon maître).
Dans cette haine de Mai 68, ce que je voyais, moi, c’est le monde interdit de paraître et de s’exprimer des classes populaires. Et comme je suis née en 1968, dans une famille d’ouvriers, cela m’a remis en mémoire le mouvement particulier de ces années entre 1965 et 1975, période d’émancipation, en particulier pour les femmes. De 1965, où elles obtiennent le droit de travailler sans l’autorisation de leur mari, à 1975, où est votée une loi sur le divorce par consentement mutuel, sans oublier surtout 1967 et 1975 pour les lois sur la contraception et l’IVG, la vie des femmes a changé radicalement. Leur rapport à leur corps, mais aussi à l’espace public, s’est alors transformé. Il y a à cette période une irruption de la parole des femmes dans la société. Une irruption de la parole, d’où qu’elle vienne, d’ailleurs. La génération de ma mère est une génération de pionnières : ces femmes ont fait ce que nulle n’avait vécu avant elles. L’indépendance matérielle, une sexualité plus libre, une existence hors du cadre marital.
En même temps, cette décennie 1970 fait la charnière entre les années d’utopie que sont les années d’après-guerre, jusqu’au mouvement hippie, et les années de crise, qui commencent avec le premier choc pétrolier en 1973 et les premières fermetures d’usines. J’ai donc pensé à un personnage de femme, d’un milieu vraiment modeste, et à la manière dont l’époque pourrait la façonner, en somme.
J’ai commencé à écrire en même temps que je rassemblais de la documentation, et le texte s’est développé au-delà de ce que j’avais d’abord imaginé. Par exemple, je me suis rendu compte après coup que je faisais débuter mon roman le jour où commençait la grande grève des ouvriers de la Rhodiaceta à Besançon, en février 1967. Le livre s’est remodelé dans ses premières pages jusqu’à la fin de l’écriture.
Comment avez-vous travaillé l’écriture, en particulier dans l’articulation des tableaux collectifs et de la vie intérieure de Marie ?
Pour les tableaux collectifs, j’avais envie d’une écriture très marquée, à la manière d’un photographe comme Anders Petersen, qui fait des images fortement contrastées, assez dures. En m’imprégnant de son travail, je voyais une manière de restituer les lieux, les corps, les luttes en travaillant toujours sur le détail, qui est le rapport à la réalité que je privilégie dans l’écriture, et en forçant le point de vue. Ce que je cherche, c’est vraiment à chaque fois un angle, l’élément qui va porter la scène.
J’ai visionné plusieurs documentaires, en particulier ceux que Chris Marker a réalisés en Franche-Comté à la fin des années 1960, au moment où se constituent des groupes Medvedkine à Besançon et à Sochaux. Donc j’ai emmagasiné des images, je suis retournée sur place voir les lieux tels qu’ils sont aujourd’hui, j’ai interrogé des gens pour faire surgir d’autres motifs et ensuite j’ai construit le texte, en reprenant comme lignes de force les images les plus obsédantes.
Mais pour l’attaque de l’usine Peugeot de Sochaux par les gardes mobiles, je me suis servie du film (celui des groupes Medvedkine), comme je le mentionne d’ailleurs dans le roman : les images m’ont tellement choquée que je ne pouvais pas les dépasser.
Le fait de m’appuyer presque entièrement sur la sensation me permet de passer du collectif au point de vue personnel. Mais cette sensation n’est jamais que parcellaire. On n’a jamais, il me semble, une prise complète sur aucun des personnages. Chacun garde son mystère.
Quels échos avec notre époque voyez-vous, et pensez-vous que la condition des ouvrières ait tant changé ?
La condition des femmes au travail est calamiteuse. À la majorité d’entre elles, les boulots précaires, les horaires « aménagés ». Quand, dans la Grande Bleue , Marie quitte les usines de l’est de la France pour l’usine Myrys de Limoux, elle ne change pas de condition sociale. Elle découvre en revanche un autre type de solidarité, dans une usine majoritairement féminine, avec une organisation syndicale plus « familiale » (je ne trouve pas de mot plus juste).
Les usines Myrys ont fermé en 2000. Cette année 2012 est marquée par les difficultés de Peugeot. Récemment, la grève des Conti m’a fait penser à celle des Lip, par la constance, la cohésion, la solidarité assumée jusqu’au bout. Je ne crois pas que la nature des conflits ait changé. Les gens, sûrement, ne sont plus les mêmes.
Ce qui s’est perdu, essentiellement, c’est la revendication à la culture. Quand les ouvriers de la Rhodiaceta se mettent en grève en 1967, ainsi que je le raconte dans la Grande Bleue , leur slogan est « le pain pour tous, mais aussi la paix, le rire, le théâtre, la vie » . J’ai l’impression que, dans les classes les plus modestes, l’espérance s’est rétrécie à ce que la vie a de plus matériel. Or, ce que je fais vivre à Marie, mon personnage, c’est justement une expérience immatérielle, un dépassement de soi presque imperceptible.
Que signifie pour vous participer à ce qu’on appelle la « rentrée littéraire » ?
Traditionnellement, il y a toujours des romans du Rouergue en librairie à la fin août, et le choix de cette date s’est fait avec mon éditrice, Sylvie Gracia. Le moins que l’on puisse dire, c’est que mon roman ne sera pas seul sur les tables des librairies ! Tout ça se prépare par des rencontres avec les libraires, justement, en dehors de toute frénésie. Il faut en effet des passeurs pour que le livre ne disparaisse pas dans ce grand tourbillon, où on sait que seuls quelques livres surnageront.