« À la gauche du Christ »
Un ouvrage collectif comble utilement un manque en retraçant l’histoire des chrétiens de gauche en France depuis 1945.
dans l’hebdo N° 1219 Acheter ce numéro
Un certain nombre de lecteurs de Politis ont bien connu les épisodes vécus dans la deuxième moitié du XXe siècle par ceux que l’on nommait les « chrétiens de gauche », protestants ou cathos, parfois appelés, dans le milieu étudiant, les « talas » (pour ceux qui « vont-à-la-messe »), souvent encartés à la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC). Leur histoire à proprement parler, ou plutôt celle de leur nébuleuse, restait à écrire. À la gauche du Christ est en outre un travail historique d’ensemble, collectif et d’une grande ampleur, sur ces « chrétiens de l’autre bord », ainsi que les qualifiait François Mauriac, dans l’une de ses chroniques, parue dans l’Express le 22 décembre 1955, alors qu’il venait de renouer le dialogue avec eux en soutenant le gouvernement de Pierre Mendès-France. C’est le défi que relève aujourd’hui cet épais ouvrage dirigé par Denis Pelletier et Jean-Louis Schlegel. Le premier souligne d’emblée, dans son introduction, la « disparition [de ces chrétiens] du paysage politique » d’aujourd’hui, alors que, dans les décennies d’après-guerre, ils ont joué un rôle majeur dans la vie politique française et l’histoire de la gauche. En commençant sur l’air du récit : « Il a existé en France, entre la Libération et le milieu des années 1980, un monde de militants et d’intellectuels qui ont estimé légitime de s’engager à gauche au nom de leur foi chrétienne. Protestants et catholiques, ils ont eu la conviction que le combat pour le changement devait être conduit à la fois dans leurs Églises et dans la société, sur le terrain religieux comme sur le terrain politique, syndical ou même culturel. » L’historien ajoute cependant que cette disparition « n’empêche pas qu’on les retrouve à l’œuvre, mais sous d’autres étiquettes, dans la mouvance altermondialiste, au Parti socialiste, chez les Verts et dans d’autres lieux de la gauche » …
Pour sa part, Jean-Louis Schlegel souligne comment cette influence chrétienne dans la gauche – qui a conduit parfois, surtout après Mai 68, jusqu’à l’adhésion au marxisme, tel un « outil nécessaire » pour « corriger » la « faiblesse politique de l’Évangile » – s’est dissoute, sous les coups de la sécularisation et de la laïcisation à partir de la fin des années 1970. Certes, il demeure des associations chrétiennes, souvent auréolées d’un glorieux passé militant, ou des revues parfois très actives, telles Parvis ou Golias. Mais « de gauche chrétienne visible et agissante en politique, il n’y en a plus » … Il reste, comme l’indique la quinzaine d’auteurs qui ont contribué à ce volume, que ces chrétiens de gauche ont bien été une force active, quoique toujours dispersés à travers différentes organisations, associations ou partis. De l’héritage de la Résistance (Denis Pelletier), durant laquelle fut fondé Témoignage chrétien, à l’échec du MRP (au lendemain de la Libération) à rassembler tous les chrétiens en politique. Puis de la dérive droitière de celui-ci jusqu’à l’entrée massive de chrétiens de gauche dans le PSU, la première période (le livre est divisé en deux parties, avant et après 1962, date de la fin de la guerre d’Algérie et du début du concile Vatican II) est celle d’un progressisme chrétien « sans domicile fixe ». Mais c’est sans doute la mission ouvrière, avec l’apport des prêtres-ouvriers (condamnés par Rome en 1954), qui justifie au départ ce « déplacement à gauche » et pousse tant de catholiques – et de protestants, depuis plus longtemps d’ailleurs, forts de leur tradition (Patrick Cabanel) – vers l’engagement en politique.
Sans oublier leur rôle majeur dans la transformation de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) en la Confédération française démocratique du travail (CFDT) sous l’égide de son secrétaire général, Eugène Descamps, et avec l’aide de militants ouvriers dont le rôle est rappelé par Franck Georgi. Enfin, l’épreuve de la guerre d’Algérie, durant laquelle tant de militants chrétiens vont constituer le fer de lance de la mobilisation contre la torture, de Robert Barrat à André Mandouze ou Pierre-Henri Simon, voit naître une sorte de « dreyfusisme chrétien » (Jérôme Boquet). Après le grand espoir de « changer l’Église », suscité chez les « cathos de gauche » par le concile Vatican II (Jean-Louis Schlegel), vient le temps des engagements multiples et des contestations des hiérarchies. Franck Georgi interroge l’idée d’autogestion ( « une utopie chrétienne ? » ), tout comme Mathilde Dubesset celui de l’existence d’un féminisme chrétien à gauche, sans oublier le courant tiers-mondiste (Sabine Rousseau). C’est aussi l’époque des expériences de la « deuxième gauche », des chrétiens marxistes ou tirant vers le socialisme, puis de leur intégration au PS (Vincent Soulage). Si Yvan Tranvouez esquisse une véritable « géographie de la gauche catholique », on peut dire que ce travail collectif établit plus largement une cartographie des engagements, flux et finalement reflux des chrétiens en politique. Aussi, par son approche globale, l’ouvrage vient en quelque sorte combler utilement un manque dans l’histoire de la gauche.