Débat : Pour ou contre l’adoption du traité européen
Le 2 et 3 octobre, le traité budgétaire européen sera présenté à l’Assemblée : un débat qui traverse et divise la gauche. Politis a invité Yves Bertoncini et Francis Wurtz à confronter leurs arguments.
dans l’hebdo N° 1219 Acheter ce numéro
Le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance de l’union économique et monétaire (TSCG) est-il un simple aménagement technique ou marque-t-il un tournant dans la construction européenne ?
Francis Wurtz : Il y a quatre ans, l’effondrement de Lehmann Brothers montrait au monde la crise du système capitaliste financiarisé. Nous sommes dans la suite de cette crise mais on ne le dit plus. On parle de crise du surendettement alors que ce surendettement est pour l’essentiel la conséquence de la crise financière et des mesures prises pour la colmater, pour lesquelles on a engagé des sommes colossales. Il très important d’avoir cela à l’esprit pour juger de la nature des mesures préconisées face au problème des dépenses publiques aujourd’hui. Plus qu’une nouveauté, je pense que le TSCG est l’instrument majeur – il y en a d’autres déjà adoptés ou prévus, mais de moindre portée légale – d’une véritable restauration de l’ordre social qui existait avant les Trente Glorieuses. Une tentative de revenir, à la faveur de cette crise, sur des acquis sociaux et démocratiques essentiels conquis contre le pouvoir du capital au fil des générations. Voilà le véritable projet politique de dirigeants européens qui veulent se donner les moyens, y compris juridiques et coercitifs, d’arriver à leurs fins. Et ça ne s’arrêtera pas avec ce traité.
Yves Bertoncini : D’un point de vue technique, l’apport du traité consiste effectivement à placer des notions et des éléments de contrôle à un niveau supérieur dans la hiérarchie des normes. Il demande qu’on incorpore dans le droit public national au niveau constitutionnel ou équivalent – en France, ce sera au niveau organique – cette fameuse règle de l’équilibre structurel. Il y a donc une volonté d’aller un tout petit peu plus loin en montrant que les États signataires intègrent davantage la nécessité d’éviter les excès et les dérives des comptes publics et de la dette publique. Ce sérieux budgétaire a une valeur symbolique pour des pays comme l’Allemagne, dont l’opinion publique n’était pas forcément préparée à devoir déclencher des actions de solidarité avec des pays comme la Grèce ou l’Irlande. Ce sont eux qui ont demandé ce garde-fou en contrepartie de leur aide. Ensuite, il y a les textes et la manière dont on les applique. C’est là-dessus que va porter le débat. Le pacte de stabilité a souvent été vécu en France comme une camisole de force. Pourtant, sur les dix dernières années, la France ne l’a pas respecté plus de la moitié du temps. Signe que ce pacte a en réalité une application relativement flexible. Il y a des débats sur le déficit structurel, la manière de l’appliquer. Mais le traité prévoit, comme d’ailleurs la réforme du pacte de 2005, la possibilité d’invoquer des circonstances exceptionnelles… Ce traité est donc un aménagement technique, et en même temps une étape symbolique dans une dialectique qui s’est mise en place depuis quatre à cinq ans. Elle combine solidarité européenne et, en contrepartie, contrôle européen.
Francis Wurtz : Sur la motivation des pères du traité, notre désaccord est manifeste. Dans une interview au Wall Street Journal, en février, Mario Draghi dit ceci : « Le traité n’est qu’un début. » Et il ironise sur l’époque où certains considéraient que « les Européens pouvaient se permettre de payer tout le monde pour ne pas travailler ». « Ce temps-là est révolu, ajoute-t-il, le modèle social européen est mort. » Concernant la suite du traité, un autre personnage important, M. Van Rompuy, annonce : « La crise nous offre une formidable opportunité pour faire un bond en avant à l’intégration économique. » Voici au moins quelqu’un qui trouve que la crise est une formidable opportunité ! Ces deux déclarations justifient l’analyse que je fais. Il s’agit bien d’une tentative de restauration, qui constitue un véritable projet de société. Bernard Guetta disait récemment dans sa chronique hebdomadaire de Libération que le capital n’a plus peur du communisme et essaie de retrouver la situation qu’il y avait avant. C’est bien ce qui est en cours. Le traité en est une pièce maîtresse qui, à mon avis, est une sorte de boîte de Pandore. Chez nous, la ratification est prévue pour les premiers jours d’octobre. Or, on discute de l’étape suivante dès le 18 octobre à Bruxelles. Le hasard n’existe pas en la matière. Mme Merkel, qui veut aller très vite, souhaite qu’un agenda soit décidé avant la fin de l’année. Ceci afin de compléter le volet austérité durable par une centralisation des lieux de pouvoir et garantir le succès de cette stratégie. Car, si on la confie aux citoyens, c’est râpé. Voilà pourquoi ce traité est très important, même s’il ne faut pas l’isoler du reste. C’est un instrument majeur d’une stratégie beaucoup plus vaste.
Yves Bertoncini : J’observe, comme vous, ce que disent les dirigeants, je ne suis pas nécessairement capable de décrypter leurs arrière-pensées. Je ne crois pas que le modèle social européen soit mort, ni qu’il soit souhaitable de le faire mourir. L’expression « modèle social européen » est un peu étrange : elle est très vraie quand on regarde le monde, mais quand on regarde les choses de plus près il y a des modèles divers. Les dépenses de protection sociale en Europe c’est 12 % du PIB à Chypre, 18 % du PIB au Luxembourg et en Slovénie, et 24 % en Finlande et en France. Le TSCG n’intervient pas sur le montant des dépenses et sur la répartition des dépenses. La seule chose qu’il essaie de faire, comme le pacte de stabilité avant lui, c’est de combattre les dérives des déficits excessifs. Que dit Van Rompuy ? Que la crise nous offre un possible bond en avant de l’intégration économique. C’est vrai ! Quatre présidents – Van Rompuy, Barroso, Juncker et Draghi – planchent là-dessus à la demande du Conseil européen. Ils vont lui rendre un rapport intérimaire à la mi-octobre (18 et 19) et le rapport final à la fin de l’année. Qu’est-ce qui est sur la table ? L’union budgétaire, avec à la fois des mécanismes de sauvetage, de solidarité, et des mécanismes de contrôle ; le TSCG en fait partie. Bien qu’il s’agisse d’un traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance dans l’Union économique monétaire, on parle de « pacte budgétaire », car la partie sur la stabilité budgétaire est la seule solide. La partie coordination reste encore malheureusement un vœu pieu. Si on va plus loin dans l’union bancaire, tant mieux, et si on va plus loin dans l’union politique ça sera également très utile. En ce moment, cette intégration multiforme fait des progrès, ce que le Président François Hollande appelle l’intégration solidaire.
Francis Wurtz : Le traité, dites-vous, ne traite ni du niveau des dépenses publiques ou sociales ni de leur répartition… Mais toutes les « recommandations » très vives qui émanent des autorités européennes évoquent le recul de l’âge de départ à la retraite, la réforme du code du travail, des réformes qui visent à rendre les pays « crédibles vis-à-vis des marchés ». Là est le poison. Christian Noyer, gouverneur de la Banque de France, qui fait donc partie du système européen des banques centrales, demande au gouvernement français « d’engager des réformes de structure, une réforme du code du travail qui permette plus de flexibilité, de manière à restaurer et à améliorer la compétitivité économique, nous devons faire évoluer notre modèle social qui n’est plus adapté à la compétition mondiale ». On ne peut pas être beaucoup plus explicite. « La volonté d’autonomie des États de la zone euro doit s’effacer », dit-il dans une autre interview. Moins les dirigeants sont soumis au suffrage universel, plus ils sont francs et clairs sur la ligne fondamentale : déconstruire ce qu’on appelle, à tort ou à raison, les éléments de notre modèle social parce qu’ils ne seraient plus compatibles avec la compétition mondiale. C’est un projet de société terrible dont le grand public ne voit les résultats épouvantables que dans les pays « aidés », comme l’Espagne, mais dont ils ignorent encore qu’il concerne tous les pays membres, dont le nôtre. Et c’est là que le traité constitue une étape institutionnel le très importante. Si elle est franchie, la boîte de Pandore s’ouvre.
Est-ce que l’adoption de ce traité signifie une austérité aggravée ?
Yves Bertoncini : Je suis tout à fait d’accord pour dire que l’équilibre entre austérité et croissance dans les pays sous programme n’est sans doute pas le bon. En Grèce, on en fait trop, trop vite. J’ai observé en revanche, avec satisfaction, que le Portugal s’est vu octroyer des délais pour revenir dans sa trajectoire pour aller vers 3 % de déficit public. Il a pris des mesures, fait des réformes et donc la troïka (Commission, Banque centrale, FMI) a pondu un rapport qui souligne qu’ « on ne va pas asphyxier les Portugais, il faut leur donner un peu d’air ». Est-ce que ce traité constitutionnalise l’austérité ? Il faut vraiment regarder le texte. Sur la prise en compte de la conjoncture, des circonstances, des actions déjà engagées, sur les délais qu’on accorde, il y a des éléments de flexibilité qui sont présents dans le traité et qu’il faudra faire jouer dans son application. Il y aura d’ailleurs un débat très fort entre économistes – il existe déjà – sur cette notion de déficit structurel et sa portée réelle qui reste subjective. Le fait que ce débat existe montre qu’on n’est pas dans l’intangibilité. En réalité, les seuls pays qui vont être touchés par le traité – ce sont d’ailleurs les mêmes qui sont déjà touchés par le pacte de stabilité – sont ceux qui sont en dérapage continu.
Francis Wurtz : Effectivement, la troïka – cette invention diabolique – vient de proposer d’assouplir un peu le calendrier de désendettement du Portugal, qui devait arriver à 3 % en 2013. Elle lui concède la possibilité d’en rester à 4,5 %, et 2,5 % l’année suivante. Mais le Portugal est un pays à terre, nous dit son Premier ministre, pourtant le bon élève de la troïka par excellence. Le résultat des fameuses mesures salvatrices, qui devaient permettre de créer les conditions de la croissance et diminuer le déficit, est à l’opposé de ce qu’elles étaient censées produire. Sur la notion de déficit structurel, comme disait la grand-mère de Martine Aubry, « quand c’est flou, y a un loup ». Quel est celui de la France ? Pour le FMI, il était, fin 2011, de 3,4 % du PIB ; pour Bercy, 3,7 % ; pour la Cour des comptes, 3,9 % ; et pour la Commission européenne, 4,1 %. Ça c’est de la rigueur ! Bâtissez un budget sur des données pareilles ! Vous dites que la France n’a pas appliqué le pacte de stabilité pendant plus de la moitié du temps… Mais c’est cette souplesse que le traité vise à rendre impossible par ses mécanismes et ses sanctions automatiques. Et même en cas de circonstances exceptionnelles, ce sera au cas par cas. Le traité dit que, si les faits sont inhabituels, indépendants de la volonté de la partie concernée, on peut autoriser des mesures temporaires pour autant que l’écart temporaire de la partie concernée ne mette pas en danger sa soutenabilité budgétaire à moyen terme. Ce ne sera évidemment pas le pays en question qui décidera.
Yves Bertoncini : Je l’ai dit, l’équilibre entre rigueur et croissance n’est pas optimal aujourd’hui en Europe, et c’est une litote. Il ne faut pas oublier que la croissance soutient la croissance, au niveau national, mais aussi au niveau européen. L’Europe ne doit pas être seulement une camisole de force, elle doit avoir une valeur ajoutée positive. Le fameux paquet de 120 milliards qui a été acté au Conseil européen de juin dernier, notamment parce que François Hollande s’est mobilisé sur cette question, va dans la bonne direction. L’Union européenne peut jouer un rôle favorable en débloquant des fonds structurels, en permettant à la BEI de prêter davantage aux économies, en lançant des « project bonds ». Il y a aussi des discussions sur le budget communautaire au mois de novembre ; il faut avancer vers un budget communautaire renforcé et non réduit. La BCE a aussi agi puisqu’on a des taux d’intérêt à leur plus bas niveau historique. La notion de déficit structurel est floue. Mais les traités souvent sont flous. C’est ce qu’on appelle une ambiguïté constructive. Ça permet de mettre tout le monde d’accord. C’est vendu dans un pays d’une certaine manière, et dans un autre pays d’une autre façon. Flou, pour moi, ça veut dire qu’il y a des marges de manœuvre et d’appréciation. Les pays dans lesquels la troïka a pu et dû agir étaient à terre avant qu’elle n’intervienne. Je suis plutôt sensible à votre argumentaire sur le fait que la potion est trop amère. Mais on est dans la situation particulière des pays sous programme.
Avec le mécanisme des sanctions automatiques, est-ce qu’il n’y a pas un déni de démocratie ?
Yves Bertoncini : Les sanctions quasi-automatiques, et non pas automatiques, seront prises par le conseil des ministres de l’Union, instance qui représente les États-membres et dans laquelle siègent nos ministres ou nos Présidents et chefs de gouvernement, sur proposition de la Commission. Il n’y a rien de changé de ce point de vue. Ce qui change, c’est la règle de vote. La Commission proposait des sanctions au conseil qui devait les adopter, désormais pour qu’une sanction proposée soit adoptée, il suffit que le conseil ne soit pas en mesure de s’y opposer. C’est ce qu’on appelle la majorité qualifiée inversée. Les pays ne seront plus en position de bourreau, mais en position d’aider le fautif. Il faudra réunir une vingtaine de pays pour s’opposer à une sanction. Ça risque d’être beaucoup plus facile pour la Commission de faire adopter une sanction. Mais il est toujours possible que le conseil s’y oppose. D’ailleurs, c’est ce qui existe déjà depuis la réforme du « six pack », adoptée par le conseil des ministres et le Parlement européen.
Francis Wurtz : Je vous mets au défi de rencontrer plus de 2 % des citoyens européens qui ont connaissance du « six pack » ; la démocratie européenne a des questions à se poser. Le traité n’est pas aussi soft que vous le dites sur les questions économiques. L’article 5 établit une corrélation très précise entre la dimension budgétaire et la dimension économique et sociale : « Une partie contractante qui fait l’objet d’une procédure concernant les déficits excessifs doit mettre en place un programme de partenariat budgétaire et économique comportant une description détaillée des réformes structurelles à établir et à mettre en œuvre pour assurer une correction effective et durable de son déficit excessif. » Or, les réformes qui sont jugées à même d’assurer la correction effective et durable du déficit excessif, c’est rendre le coût du travail moins élevé, être moins laxiste en ce qui concerne les droits de départ à la retraite, rendre les licenciements plus faciles, etc. La question n’est pas de plaider davantage de souplesse, mais de changer de cap. Il y a aujourd’hui un énorme fossé et une crise de confiance gravissime entre les citoyens européens et les institutions européennes, qui atteint même maintenant l’idée européenne – ce que je déplore considérablement. Ce fossé constitue une menace existentielle pour le projet européen, parce qu’on ne peut pas imaginer unir 27 pays dans l’indifférence et l’hostilité des citoyens. Avec le processus en cours, non seulement la politique menée rejette les citoyens et les peuples très loin du projet européen, mais elle pousse également très loin la centralisation des centres de décision. Celle-ci vise à pérenniser une politique qu’on sait extrêmement impopulaire en la mettant à l’abri des citoyens et des parlements nationaux. Et même des gouvernements, sauf des plus puissants. Là aussi il ne s’agit pas de réviser légèrement l’excès de dérives centralisatrices, il faut changer de cap.
Yves Bertoncini : Ce que vous dites sur l’aspect budgétaire est juste : le fait que les sanctions vont être plus faciles donne plus de poids à la Commission quand elle dit « voilà ce qu’il faudrait faire ». Mais, là-dessus, les pays ont une obligation de résultat, pas d’obligation de moyen. Ils font absolument ce qu’ils souhaitent. Regardez, François Hollande a annoncé qu’il rétablirait l’équilibre des finances publiques à l’horizon 2017. Lui, c’est même pas 3 %, c’est 0.
Francis Wurtz : Comme le traité le veut d’ailleurs…
Yves Bertoncini : Il l’a dit clairement dès le début de sa campagne, les Français l’ont élu. Il prend des décisions pour faire ça. C’est démocratique. Je pense qu’il y a 2 % des Français qui connaissent les 60 engagements de François Hollande, mais parmi ce qu’ils avaient entendu il y avait cet engagement pour un déficit zéro. La Commission peut dire ce qu’elle veut, mais la France fait ce qu’elle veut.
Francis Wurtz : Sans vouloir dédouaner le gouvernement français de ses responsabilités, notamment des décisions qu’il prend puisqu’il accepte de se soumettre aux orientations européennes, la France ne fait pas ce qu’elle veut. Elle doit satisfaire aux 3 % de déficit public l’an prochain. Et 3 %, selon la Cour des comptes, c’est 33 milliards avec un taux de croissance de 1 %, 38 milliards si c’est 0,5 %, 40 milliards à 0,3 %, prévision qui fait consensus chez les économistes. Et 40 milliards, ce sera quasiment intenable. Non seulement l’UE impose des contraintes lourdes, mais en ne se donnant pas les moyens (de la BCE) de casser la toute-puissance des marchés financiers vis-à-vis de ses États-membres, elle ne joue pas son rôle. Ce qui conduit Pierre Moscovici à dire que si on bougeait des 3 %, en gros en utilisant le flou du déficit structurel, « les marchés nous châtieraient ». Ce n’est pas parce que les votes au conseil sont en principe publics, que les débats au Parlement sont évidemment publics, que la démocratie est sauve. Tout est fait, pas par inadvertance mais par volonté stratégique, pour éviter une information compréhensible au citoyen et une confrontation d’idées publiques, et donc la vraie démocratie citoyenne. Regardez ! François Hollande, sur TF1, le 9 septembre, a parlé de la crise, du budget. Mais n’a pas dit mot sur le traité.