Essai de la semaine : Bensaïd, le militant, l’intellectuel et l’homme
Plusieurs de ses amis évoquent la figure du cofondateur de la Ligue communiste.
dans l’hebdo N° 1218 Acheter ce numéro
Figure de proue de la gauche révolutionnaire, cofondateur de la Ligue communiste et intellectuel de haut vol, Daniel Bensaïd nous a quittés en janvier 2010. Plusieurs de ses amis et compagnons de lutte, dont Michael Löwy, Samy Joshua, Philippe Corcuff, Pierre Rousset et Catherine Samary, lui rendent hommage dans un ouvrage dont le titre reprend à son sujet le qualificatif d’« intempestif », qu’il avait lui-même appliqué à Marx. Un mot qui est au cœur du travail de Bensaïd, et qu’il ne faut évidemment pas lire dans son sens péjoratif, mais en référence à l’idée d’une « temporalité multiple » rendant à l’histoire son caractère aléatoire. « L’intempestif » réfute le mythe d’un mouvement linéaire. Si le concept apparaît évident aujourd’hui, il ne l’était pas pour la génération de 1968, habitée par une pensée quasi téléologique. Le livre, préparé sous la direction de François Sabado, revient sur différents aspects de l’œuvre de Bensaïd et de sa personnalité. On retiendra surtout sa volonté de résister à la tentation du dogmatisme. Et on redécouvrira un homme qui fut peut-être avant tout – dans son travail – un lecteur exigeant de Péguy, de Walter Benjamin, et même de Pascal.
Mais c’est évidemment Marx qu’il a lu et relu avec le plus de soin. Ce qui lui a permis d’éviter les pièges de la vulgate, et de redécouvrir des pépites comme cette citation du Capital qui témoigne d’une pensée d’une grande modernité : « Tout progrès dans l’agriculture capitaliste est un progrès dans l’art, non seulement de voler le paysan, mais de spolier le sol, tout progrès temporaire dans l’accroissement temporaire de la fertilité du sol est un progrès vers la ruine des sources de cette fertilité. » Les pesticides et les OGM sont déjà là ! L’ouvrage s’achève sur un entretien publié par la revue Mouvements en mai 2000. Bensaïd y remet en perspective presque quarante ans de lutte, et les « rendez-vous manqués avec l’histoire » (l’expression est de Régis Debray) de toute une génération. Le propos n’est pas exempt d’autocritique, notamment sur les dérives de la lutte armée dans l’Amérique latine des années 1970 et, plus généralement, sur un certain romantisme révolutionnaire, que résume une formule volontairement ambiguë : « On a eu raison d’avoir tort. » « Tout combat minoritaire de longue haleine, avouait Bensaïd, peut se complaire dans une esthétique de la défaite : vaincu mais dans la dignité. » D’où un rapport compliqué avec tout ce qui ressemble au pouvoir, dont on se tient à distance de crainte qu’il ne vous dévore. À cet égard, la restitution du débat sur le Brésil des « années Lula » est l’un des moments forts de ce livre passionnant et attachant. Comme il fut lui-même.