Le Gard, c’est compliqué

Dominique Dhombres  • 6 septembre 2012 abonné·es

C’était écrit noir sur blanc dans un journal du soir. Le Gard était le département de France qui avait le plus voté pour le Front national. Ce devait être une coquille. Un gag. On aime bien chambrer dans le Midi. Le correspondant local avait voulu se payer la tête du siège et avait lancé cette cagade, à tout hasard, pour vérifier s’il y avait quelqu’un, à Paris, qui relisait sa copie. C’était déjà arrivé, dans le passé. Des trucs bizarres avaient été publiés. Le siège avait parfois la tête ailleurs. Mais toujours, inflexiblement, le siège avait rectifié, honteux, révélant même le nom du farceur ou de la farceuse, et la sanction encourue. Ce journal du soir, pour lequel j’ai longtemps travaillé, n’est pas réputé pour sa drôlerie. Il est volontiers hautain, donneur de leçons, désagréable même, et il adore ça. Mais farceur, ça, jamais. Le plaisir aristocratique de déplaire, oui ! La galéjade, non ! C’était donc vrai. Le Gard avait voté massivement pour le Front national au second tour des législatives. Pire. La deuxième circonscription du département avait élu Me Gilbert Collard, un tonitruant, crinière grise et regard bleu. Il n’y avait, dans toute la France, que deux députés du Front national élus. L’autre, dans le Vaucluse, était la petite-fille de Jean-Marie Le Pen, c’est tout dire. Avec des pudeurs de jeune fille, Me Collard s’était présenté sous l’étiquette « Rassemblement bleu Marine ». Mais cela ne changeait rien à l’affaire. Le Gard avait énormément voté Front national.

N’était-il pas temps de rendre enfin visite à mon cousin, resté au pays, viticulteur dans le Gard ? Mon cousin avait-il voté, lui aussi, Front national ? Pas du tout ! Il avait voté socialiste, comme d’hab. C’est ce qu’il m’avait dit d’emblée, au téléphone. Mais il avait ajouté quelque chose qui m’avait troublé et qui m’avait décidé à revenir au pays, après toutes ces années. Il aurait pu voter Front national, lui aussi. Il ne s’en cachait pas. Beaucoup de ses amis, chasseurs comme lui, l’avaient fait. Il faut que je vous explique. Mon cousin et moi, on a exactement le même âge, à un mois près. Pour le dire autrement, on n’est plus des perdreaux de l’année. Il était blond, mais cela ne se voit plus. Il a pris sa retraite, vendu ses terres, gardé sa maison et aussi quelques pieds de vigne qu’il cultive toujours lui-même, pour s’occuper. Il est resté viticulteur comme je suis resté journaliste. On a, mine de rien, beaucoup de points communs. Finalement, d’avoir le même arrière-grand-père (républicain, protestant, socialiste), cela compte plus que l’on ne pense…

Une fois de plus, je suis arrivé au village une heure en retard. Lorsque j’ai enfin réussi à garer ma voiture, un jeune homme m’a demandé si j’étais bien celui que mon cousin attendait. Il avait l’œil clair et les manières brusques des Cévenols. Je n’étais pas surpris d’être aussitôt repéré. J’ai le même œil et les mêmes façons. Et puis, c’est toujours pareil. Chaque fois que je reviens, j’ai l’impression de rentrer chez moi. Sur la terre que mes ancêtres ont cultivée depuis la préhistoire ou depuis le XVIe siècle (il y a deux versions familiales à ce sujet). C’est comme une réminiscence.

Je ne vais pas trop m’étendre. Je risquerais de tomber dans le récit magique. Je verrais les habitants du village porter d’autres habits. Les hommes auraient délaissé jeans et débardeurs pour d’antiques vêtures. Les femmes auraient troqué leurs légères robes d’été pour des toilettes plus rustiques. En fait, l’espace d’une seconde, je les vois. Je sais, c’est inquiétant. Il paraît que c’est subliminal. Lié au vieillissement de la rétine, à la persistance des impressions lumineuses. Elle a bon dos, la rétine ! Je n’ai pas vécu la préhistoire, ni l’invasion romaine, ni la guerre des camisards, que je sache, pour en garder ainsi la trace au fond de mes yeux. Et pourtant, les villageois que je croise sont d’un seul coup vêtus comme leurs aïeux qui cultivaient ces champs, sur les bords de l’un ou l’autre Gardon, entre Alès et Anduze, avant l’invasion romaine. Ou qui combattaient les dragons du maréchal de Villars, sous Louis XIV, après la révocation de l’édit de Nantes. Rien n’a changé.

Tout a changé. Au village, il ne restait que deux viticulteurs. Avec le départ à la retraite de mon cousin, un seul subsiste. La vigne est désormais cultivée non plus par des viticulteurs indépendants (cévenols, protestants, etc.), mais par de grands propriétaires dont la religion importe peu (en ont-ils une, à part celle de l’argent ?), qui font travailler, dans des conditions dures, des centaines de salariés agricoles principalement arabes, mais aussi parfois espagnols, hongrois, turcs, voire chinois. Des Chinois dans le Gard ? Des Chinois dans le Gard !

J’ai dit arabe. Vous avez fait le lien : salariés agricoles arabes, vote Front national. Vous n’avez pas tort. Vous n’avez pas entièrement raison non plus. C’est compliqué. C’est le Gard au XXIe siècle. Le département français qui a le plus voté pour le Front national. Et aussi celui dans lequel les socialistes ont fait un tabac. « La jeune garde du PS triomphe », titrait Midi libre, lundi 18 juin, affichant les bobines des heureux élus. Tous d’âge canonique. Je résume ? Le Gard a voté massivement pour le Front national et porté à l’Assemblée nationale plein de députés socialistes bien mûrs. Les seuls jeunes, dans l’affaire, ne sont pas sur la photo. Ce sont les Rebeus qui tiennent les murs des villages du département, le soir, lorsque les Gaulois (protestants, catholiques ou indifférents) se sont enfermés, à double tour, entre leurs quatre murs et regardent à la télé, comme de bons Français qu’ils sont, des séries américaines. Les Rebeus regardent les mêmes que les Français. Ils sont aussi français, d’ailleurs. Je vous l’ai dit. C’est comme l’état des routes lors des grands départs en vacances, c’est compliqué.

Mon cousin est formel. Trop de Cévenols ont vu leur voiture volée, leur femme insultée, eux-mêmes traités par les jeunes Rebeus qui tiennent le mur le soir. Voilà pourquoi ils votent Front national. Et c’est un doux, mon cousin. C’est bien cela qui me chiffonne. Je conclus : il n’y aura bientôt plus un seul paysan cévenol en activité dans le village de mes ancêtres. Seulement des paysans retraités et des jeunes désœuvrés. Inquiétant, non ?

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