« Le Sommeil d’or », de Davy Chou : Le fantôme des images
Avec le Sommeil d’or, Davy Chou réveille la mémoire du cinéma cambodgien, emportée par les Khmers rouges.
dans l’hebdo N° 1219 Acheter ce numéro
Générique d’entrée : « Le premier long-métrage cambodgien aurait été réalisé en 1960. Très vite, les studios se développent et les films khmers remportent un succès foudroyant. De 1960 à 1975, le Cambodge produit près de quatre cents films et Phnom-Penh compte plus de trente cinémas. À l’accession au pouvoir des Khmers rouges, en avril 1975, le cinéma est interdit, les salles sont fermées, les bobines laissées à l’abandon. Comptant parmi les nombreux ennemis du peuple, la plupart des cinéastes et des acteurs sont tués. […] Sur 7 millions d’habitants, le nombre de morts sous le régime serait de 1,7 million. » Difficile de faire plus âpre entrée en matière.
Entre 1973 et 1974, quand la guerre civile opposait alors les soldats du général Lon Nol, soutenu par les Américains, et les Khmers rouges, pour les citadins « le seul loisir est d’aller au cinéma », se rappelle Sohong Stehlin, fille du producteur Van Chann. De fait, les salles sont pleines et la production double durant ces deux seules années.
Aujourd’hui, il ne reste de cet âge d’or qu’une poignée de films (une trentaine, numérisés à partir de VHS en très mauvais état), et quelques survivants, ultimes témoins. Parmi eux, des spectateurs, des cinéphiles se remémorant un extrait, mais encore Ly Bun Yim, l’un des plus grands cinéastes cambodgiens, qui a perdu tous ses films mais les raconte comme au lendemain d’un tournage et n’a « jamais cessé de filmer dans sa tête », Yvon Hem, également orphelin de ses films, ou Ly You Sreang, dont il ne reste, quarante ans plus tard, qu’une bribe de bande-annonce, démuni, sans rien pour valider son ancien statut de cinéaste… Il y a urgence à raconter ; mais les mots ne sortent pas indemnes d’un anéantissement.
Des photographies du Cambodge actuel aux témoignages d’outre-tombe, filmés frontalement, sans artifices, le Sommeil d’or retrace une histoire sans preuves matérielles, l’histoire d’un riche fonds cinématographique occulté, censuré, détruit, que les jeunes Cambodgiens ignorent, ne sachant rien notamment du visage des héros de leurs parents. Affiches de films, photos de plateaux, posters, cartes postales et bandes sonores d’une annonce radio retrouvée alimentent ce documentaire, nourri encore des chansons fredonnées par de frêles mémoires. Car pour certains, si le karaoké et les restaurants ont remplacé les salles obscures, demeure encore le souvenir de ces airs égrenés dans les films. Des chansons qui accompagnent cette quête d’un cinéma englouti entamée par le réalisateur, traquant « une vérité qui serait de l’ordre du sentiment, du ressenti de ce qui a été », revenant sur les traces d’une industrie naissante enthousiaste, avec ses créateurs, ses gérants de cinéma, ses cinéphiles, ses acteurs, se déplaçant dans une ancienne salle et jusqu’aux lieux de tournage.
Davy Chou filme aussi* *un contraste, en petites touches impressionnistes. Celui qui s’instaure entre ces entretiens à la fois sobres et bruts et la pellicule réanimée par ces voix, apparaissant foisonnante, colorée, luxuriante et enchantée, trempée de merveilleux, de légendes et de romances. À partir d’une œuvre disparue et de son évocation, le réalisateur réussit le pari de recréer une mémoire collective. Une mémoire faite d’images. D’imaginaire. De cinéma. Tel un fantôme toujours revenant.