Les âmes perdues de Bob Dylan
Tempest raconte des histoires sombres et violentes sur fond de country, de folk et de rock.
dans l’hebdo N° 1220 Acheter ce numéro
Les concerts de Bob Dylan sont depuis longtemps incertains et imprévisibles, et la déception parfois au niveau de l’attente. Ce n’est heureusement pas le cas des disques, qu’il sort avec une régularité d’horloge à raison d’un tous les trois ans. Fait rare pour quelqu’un qui fête cette année ses cinquante ans de carrière. Le nouveau s’appelle Tempest et son titre a donné lieu à quelques tentatives d’interprétation, certains faisant le rapprochement avec la dernière pièce écrite par Shakespeare, et y voyant le signe d’un possible testament. C’est une autre singularité ancienne de Dylan que de provoquer ce type de recherche de sens autour de signes qui n’en sont pas toujours. L’intéressé, dans une interview au magazine américain Rolling Stone, avec son sens de la repartie aussi légendaire que son ironie, a fait remarquer que son disque s’appelait Tempest et non pas The Tempest, et que ce n’était donc pas le même titre. Manière aussi de signifier ce qu’il pense de ce genre de spéculation.
Dans le même entretien, il explique avoir eu le projet d’un disque entier dans une veine religieuse, mais avoir renoncé faute d’un nombre suffisant de chansons sur le sujet, concluant que Tempest était, au bout du compte, un « drôle de fourre-tout dont il fallait espérer qu’il en sorte quelque chose ». Ce qui en sort, on s’en doute, c’est Dylan lui-même, mais ce qui nous intéresse est de savoir lequel. Ce qu’on pouvait espérer de mieux : celui de Modern Times (2006) et de Together Through Life (2009), mais encore plus inspiré. Tout commence comme si l’on écoutait l’émission de radio qu’animait Dylan il y a quelques années sur une station satellitaire américaine, avec une musique typiquement country and western datant du début des années 1930, dans le style de la Carter Family. Puis arrive la batterie, qui lance le groupe et fait tout basculer dans le présent. Le bal peut commencer. Basse slappée, steel guitar, orgue qui veille dans le fond et guitares au cordeau. Elles vont jouer un rôle majeur dans nombre de morceaux, notamment ceux construits autour de riffs taillés dans le vif de l’électricité, à commencer par ce « Narrow Way » qui rappelle la course effrénée de « Highway 61 ». Ces riffs, qui servent la dramaturgie en durcissant le propos, ont souvent leur équivalent dans les textes, dont le déjà célèbre « Je paie avec du sang/Mais pas le mien », qui scande « Pay In Blood » d’un bout à l’autre. Les guitares électriques ne font néanmoins pas tout. La steel guitar a une place importante et le banjo est parfait pour renforcer le côté hanté de « Scarlett Town », cette ville où « le mal et le bien vivent côte à côte » et sur laquelle semble peser une oppressante malédiction.
L’album est majoritairement composé de chansons qui racontent de manière très visuelle des histoires sombres, dans des décors crépusculaires de déserts ou de villes fantômes, monde de poussière et de boue peuplé de personnages en errance ou en fuite, joueurs, maquereaux, tueurs, âmes perdues dont « même la mort se lave les mains ». Les rythmes en apparence les plus indolents cachent eux aussi de méchantes rimes. Dylan les interprète autant en comédien qu’en chanteur, et avec une implication totale, une présence toujours fascinante. Contrairement à ce qu’en dit l’auteur, huit des dix chansons forment ainsi un tout cohérent. Les deux dernières se démarquent nettement de l’ensemble, mais n’en sont pas moins importantes. « Tempest », sur un rythme de valse sans fin, raconte le naufrage du Titanic. « Roll On John » est dédiée à John Lennon. Il s’en dégage une impression étonnante pour deux raisons. D’abord parce qu’on a le sentiment que Lennon aurait pu la chanter, comme si cet hommage à l’ami disparu avait amené Dylan à presque s’en approprier l’esprit. Ensuite, parce qu’il la chante avec une tendresse inhabituelle chez lui, qui tranche avec le reste du disque. Concert après concert, disque après disque, Bob Dylan poursuit la route qu’il s’est tracée il y a longtemps. La question du lendemain est, pour lui, sans objet.
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