Russie : Les popes, un sacré pouvoir
Comme l’affaire des Pussy Riot l’a montré, l’Église orthodoxe exerce de plus en plus d’influence sur le Kremlin et sur la société russe.
dans l’hebdo N° 1217 Acheter ce numéro
La récente condamnation de trois chanteuses du groupe Pussy Riot [^2] à deux ans de camp a montré qu’en Russie le pire n’était pas de mettre en cause Vladimir Poutine, mais de railler la religion. D’autres affaires le démontrent : la puissante Église orthodoxe intervient de plus en plus dans le contrôle de la société, même si le nombre de ses fidèles n’a pas beaucoup augmenté depuis la fin de l’URSS. Celui des popes, en revanche, a explosé. C’est un bon job, plutôt bien payé, comme sous le régime communiste. En effet, si la première période de la Révolution (notamment sous Staline, qui n’est pas intervenu pour sauver les popes et les moines) donne l’occasion aux ouvriers et surtout aux paysans d’organiser une chasse vengeresse envers le clergé, la hiérarchie orthodoxe s’accommode fort bien du pouvoir communiste. Et réciproquement, au point que le titre et la fonction de « patriarche de Moscou et de toute la Russie », supprimés par Pierre Le Grand au début du XVIIIe siècle, sont rétablis après la Révolution d’octobre. L’athéisme militant mais non meurtrier de Khrouchtchev et de ses successeurs ne remettra pas en cause cette alliance de la faucille et du goupillon.
Quand l’Église orthodoxe célèbre le millénaire du baptême de la Russie en 1988 en présence de Gorbatchev, 7 450 églises sont ouvertes au culte dans le pays, dont une centaine à Moscou. Lors de cette célébration, l’envoyé spécial du pape, le cardinal Etchegaray, rappelle à Zagorsk, où réside alors le patriarche Pimène Ier, que « l’Église orthodoxe n’a jamais perdu de son importance et de son influence […]. Souvenons-nous de l’alliance sacrée de Staline et du patriarche Serge Ier pendant la Seconde Guerre mondiale … ». Un patriarche fortement soupçonné, comme les autres, de collaborer étroitement avec le KGB… Depuis 1990, non seulement des milliers d’églises ont été construites, et des centaines de monastères et de séminaires installés, mais l’Église orthodoxe s’est mise au service du nouveau pouvoir, pesant de plus en plus sur le Kremlin et sur la société russe. La séparation de l’Église et de l’État a en quelque sorte disparu. Aujourd’hui, dans les églises Rogojskaïa Zostava du quartier de la Taganka de Moscou, de « vieux-croyants » – bigots issus d’un schisme datant de 1653 – chassent toujours les femmes en pantalon, ou celles dont la jupe est jugée trop courte, à coups de cierges, et prient le visiteur occidental de sortir. L’Église produit également des écrits qui témoignent de sa surveillance sans relâche des journaux, de la radio et de la télévision, à l’affût du moindre blasphème ou de toute allusion antireligieuse. Elle combat, avec l’approbation du Kremlin, tout ce qui pourrait représenter une « tentation occidentale », de la musique aux vêtements en passant par l’ouverture tardive de certains cafés et boîtes de nuit. Elle a d’ailleurs obtenu la fermeture de plusieurs de ces établissements. Et la hiérarchie orthodoxe a récemment annoncé qu’elle allait former des brigades chargées de veiller au respect des bonnes mœurs dans les rues de Moscou et des grandes villes. L’Église est également présente dans la plupart des cérémonies officielles. En 2009, un représentant du patriarche a même béni de nouveaux missiles.
Cette Église, déjà très riche à la fin de l’ère communiste, a obtenu en novembre 2011 – en pleine période électorale – le vote d’une loi lui permettant de récupérer auprès de l’État, des provinces et des municipalités tous les biens qu’elle possédait avant la Révolution. Au terme de ces restitutions, elle sera la plus grande puissance financière de Russie. Son trésor, déjà immense à la fin des années 1990, lui a permis de reconstruire, en béton mais à l’identique, la cathédrale du Christ-Sauveur de Moscou, où les chanteuses de Pussy Riot ont entonné la prière contestataire qui leur vaut deux ans d’emprisonnement.
[^2]: Nadejda Tolokonnika, 22 ans, Maria Alekhina, 24 ans et Ekaterina Samoutsevitch, 29 ans.