« Savoir faire un pas de côté »
À l’Humanité comme à l’Équipe, à Terra Eco ou au Canard enchaîné, on estime que la question du contenu est primordiale.
dans l’hebdo N° 1219 Acheter ce numéro
En une vingtaine d’années, la diffusion de la presse d’information politique et générale a perdu environ 400 millions d’exemplaires en France. Cette perte serait liée à la presse gratuite, introduite chez nous en 2002 ( Métro, suivi par 20 minutes, puis Direct matin et Direct soir ). Aujourd’hui, c’est Internet qui est pointé du doigt, avec ses millions de clics quotidiens. Pourtant, pour Nicolas Brimo, journaliste et administrateur du Canard enchaîné, rare sinon seul journal à se priver du Web, « la crise de la presse ne date pas d’Internet. La presse est en crise parce qu’elle coûte trop cher et qu’elle est mal distribuée. Et si, en France, elle se vend mal, c’est qu’il y a peut-être aussi un problème avec ce qu’elle écrit. En 1938, elle était, par habitant, la deuxième la plus lue d’Europe. Aujourd’hui, on est au quatorzième rang. Il y a bien des raisons, d’autant que les pays voisins ont aussi Internet, la télévision, la radio et les gratuits ».
Reste que l’érosion du secteur interroge sur l’avenir de la presse écrite. Mais, estime Patrick Apel-Muller, directeur de l’Humanité, « il suffit de regarder les sommes que les groupes de communication ont investies dans la presse gratuite pour constater que l’écrit demeure un lieu de transmission, d’information, où se construit une pensée. Ce qui est en train de se développer, c’est un partage entre une information low cost, destinée à la masse, avec des journaux gratuits, des médias audiovisuels qui ne fouillent guère l’information, et, de l’autre, des lettres d’information réservées à une population CSP +. L’enjeu, aujourd’hui, n’est pas tant la disparition ou l’existence de la presse écrite, mais quelle presse écrite au service de quelle information. Deviendra-t-elle un instrument de ségrégation sur l’information ou, au contraire, connaîtra-t-elle une renaissance permettant aux citoyens d’assumer pleinement leur rôle ? ».
L’avenir de la presse écrite passera-t-il par Internet ? Sûrement pas pour Nicolas Brimo, au Canard enchaîné : « Tant qu’il n’y a pas de modèle économique qui tienne sur Internet, je ne vois pas comment l’avenir d’un journal peut passer par Internet. Le Canard ne va pas se mettre à capter de l’argent avec la pub sur la toile, alors que sa raison d’être est de ne pas avoir de publicité ! Ce qui ne veut pas dire qu’on n’y sera pas dans dix ans… » Pour Fabrice Jouhaud, directeur de la rédaction de l’Équipe, « l’avenir d’un journal ne passe pas par Internet mais par lui-même ». Selon Walter Bouvais, directeur du magazine bimédia Terra Eco, « les journaux ont besoin de renouveler leur lectorat. Les jeunes lecteurs peuvent bien prendre goût au papier, mais leur univers mental est majoritairement numérique : c’est un fait. Rien n’interdit d’imaginer que l’on pourra séduire les lecteurs par le Net et les fidéliser avec du papier, principalement dans le cadre d’abonnements ». À l’Humanité, si l’on reconnaît que le site engendre de nouvelles ressources, on estime que c’est aussi « une porte d’entrée dans l’univers du quotidien. C’est un pari nécessaire, sans remplacer pour autant le papier. D’ailleurs, l’essentiel de l’information est puisé aux sources de la presse écrite. Les moteurs de recherche s’en nourrissent principalement ». D’où la décision des éditeurs de presse (suivant l’Allemagne) de soumettre début septembre au gouvernement un projet de loi pour que ces moteurs de recherche, Google en tête, versent une commission dès que leurs articles sont référencés. Voilà qui pourrait constituer un apport conséquent dans l’économie des journaux.
Précisément, en termes d’économie, Walter Bouvais souligne que « les journaux qui s’en sortent le mieux s’installent quelque part entre les quatre points cardinaux que sont le gratuit, le payant, le papier et le numérique. Les commentateurs ont tendance à opposer gratuit et payant, d’une part, ou papier et numérique, d’autre part. Cela n’a pas de sens ». Passant outre les gratuits et la toile, il y aurait des motifs d’avenir pour la presse écrite : ils résident dans la résistance à l’uniformisation et dans la valeur de ses contenus. « La différence repose sur des choix de rubrique, des sujets mis en avant ou pas, estime Fabrice Jouhaud. En tenant compte de la tyrannie du lecteur, de ses envies. C’est complexe, puisqu’il s’agit de plaire au plus grand nombre. Tout le monde veut élargir son audience, c’est le mot à la mode. Mais alors vous êtes obligés de faire ce qui est le plus rassembleur, de diviser le moins possible, et donc de faire du consensuel. C’est-à-dire quelque chose de lisse et mou. Ce qui n’a plus d’intérêt. Ce qui fonctionne à la télévision ne fonctionne pas forcément pour la presse. » C’est peut-être bien là ce qui affecte lourdement la presse : sa crédibilité. « Dans le débat sur le référendum en 2005, se rappelle Patrick Apel-Muller, à l’exception de l’Humanité, tous les grands quotidiens nationaux étaient favorables au “oui”, dans une distorsion formidable avec la réalité de l’opinion. C’est vrai aujourd’hui pour d’autres débats. Du coup, beaucoup de citoyens ne se retrouvent pas dans la presse écrite. La mainmise des grands groupes sur l’information, avec notamment la constitution de monopoles, pèse sur l’envie des lecteurs de fréquenter la presse. »
La demande d’une information de qualité, la volonté de débattre dans un monde complexe, c’est aussi le point de vue de Walter Bouvais : « Nous sommes submergés d’informations sans consistance, sans profondeur. Celles-ci accaparent notre temps de cerveau disponible, alors même que l’offre éditoriale n’a jamais été aussi pléthorique. Il existe alors deux solutions pour les éditeurs. Soit se lancer dans la course à “l’infobésité” à coups de millions d’euros. C’est la voie de l’uniformisation ; des sites interchangeables racontent des histoires interchangeables et creuses. Soit faire un pas de côté, assumer une forme d’artisanat de l’information, avec un projet éditorial authentique et original, mais aussi, souvent, fragile au plan économique. » Le chantier est ouvert.