« Amour » de Michael Haneke : La vie comme elle s’en va
Récompensé par la Palme d’or à Cannes, Michael Haneke filme dans Amour un couple confronté à la dépendance.
dans l’hebdo N° 1223 Acheter ce numéro
Un appartement parisien à peine bourgeois. Des meubles anciens, un piano, des statuettes, des livres, beaucoup de livres, des disques, des matriochkas qui se déclinent sur les étagères, de petits tableaux, des paysages. Du bon goût qu’on dit. À l’évidence, Anne et Georges forment un couple depuis longtemps. Depuis toujours peut-être. Octogénaires tous deux, anciens professeurs de musique, au phrasé soutenu sans être emprunté, aux voix limpides. Georges est un homme amoureux qui le dit encore, charmé par l’élégance naturelle et infaillible de sa femme. Qui se plaît à lui rendre l’éloge. Un couple uni, complice, qui reçoit sa fille de temps à autre, également musicienne, installée à l’étranger, un couple qui va encore assister à un concert, apprécier à l’occasion un ancien élève, pianiste virtuose dont l’interprétation des Impromptus de Schubert est le dernier succès.
Tombe l’accident vasculaire cérébral d’Anne. Au détour d’un matin, d’un petit-déjeuner et d’un œuf à la coque. Comme une intrusion inattendue. Une commotion. Michael Haneke n’attend pas plus de quelques minutes pour embarquer son spectateur dans ce bouleversement. Il le tient au collet, sans le lâcher, jusqu’au bout. C’est que la maladie ne tergiverse pas, plongeant le couple dans l’épreuve rude, l’apprentissage du handicap. Négocier avec la saloperie. Comme si de rien n’était d’abord. Pour conjurer le sort, peut-être. Pour Georges, il s’agit de continuer à lire, à fumer une cigarette à la fenêtre, à boire un verre de vin (rares sont les plans sans une bouteille débouchée), à partager une lecture, à écouter les informations. Pour Anne, confrontée à la dégénérescence, il faut accepter de se laisser coucher, toiletter, habiller. Tous les gestes du quotidien. Dans cette nouvelle relation, cette vieillesse en naufrage, il s’agit de se raconter des histoires, de vieilles histoires, des anecdotes puisées dans l’enfance. De feuilleter un album de photos défraîchies, forcément défraîchies. De rattraper le souvenir, qui va, fugue, s’évapore. S’enfuit. « Rien de tel qu’une mémoire infaillible », dit Georges en cherchant un livre, sinon le déni. Bientôt, chaque mot vient buter sur la phrase, calanche sur le sens, chaque geste se fait retors. À chaque jour son poids de défaite intime. C’est que, contrairement aux paysages immuables ornant les murs de l’appartement, l’existence, ou ce qu’il en reste dans la dignité, suit son cours à son rythme, inéluctablement. Irréversiblement.
Ni empathie ni pathos tremblotant dans cet Amour de Michael Haneke. C’est un dialecte que le cinéaste ne pratique pas. Tout en restant au plus près de la vérité. Une vérité brutale pour un roman d’amour qui tire à sa fin, par la force de l’âge et celle des faits. Qui martèle, assène ses coups. Physiquement, moralement. Il faut bien aussi que les âmes passent à tabac. Non sans ajouter des moments plus lents, de brefs répits, des ellipses, du rêve troublant, des respirations. Pas moins douloureuses dans le huis clos. Un huis clos qui pousse la caméra à se rapprocher des corps. Flétris, dégradés, des corps meurtris par la violence des facultés délitées. Enfermée dans l’appartement, contrainte à une économie de moyens, la caméra d’Haneke s’agrippe aux chairs dérouillées. Qui pour une jambe à rééduquer, qui pour une douche, qui pour un visage qui se fige au fil des jours. « Rien de tout cela ne mérite d’être montré », s’emporte Georges auprès de sa fille (interprétée par Isabelle Huppert, d’abord égoïste puis révoltée).
Jean-Louis Trintignant s’est fait rare au cinéma depuis dix ans. Il n’y a guère que la rigueur du cinéaste, capable de tout « montrer », mais sans cruauté, qui pouvait le ramener devant les caméras. Avec l’humilité d’un acteur rompu. Ici, le pas claudiquant, de jour en jour plus hésitant face à Emmanuelle Riva, remarquable dans un corps martyrisé, triste et humilié, en faillite. Remarquable jusqu’à l’insoutenable.