« Into the Abyss » de Werner Herzog : La mort devant soi
Avec Into The Abyss , Werner Herzog propose un impressionnant documentaire sur la peine capitale aux États-Unis.
dans l’hebdo N° 1224 Acheter ce numéro
Werner Herzog ouvre Into The Abyss avec un pasteur, Richard Lopez. Celui-ci raconte comment il accompagne les condamnés à mort lors de leur exécution, au Texas. Le pasteur explique qu’il se tient près du détenu étendu sur la table où le produit mortel va lui être injecté. Là, il lui demande la permission de lui tenir une cheville. Puis la conversation prend un tour inattendu. Richard Lopez a le visage qui s’illumine quand il en vient à évoquer les écureuils qu’il aperçoit sur la route lorsqu’il est au volant de sa voiture. Il est triste, dit-il, quand par accident il en écrase un. Le trouble le gagne. « Aucune vie ne peut être prise », souffle-t-il, puis des larmes coulent. Il ne sait pas pourquoi Dieu autorise la peine de mort, avoue-t-il. Parce qu’il est pasteur, il ne peut que se soumettre à Dieu, mais il est évident qu’intérieurement il le désapprouve. Extraordinaire entrée en matière d’un documentaire qui n’a rien à voir avec la foi ou la religion. Werner Herzog fait d’emblée apparaître le dilemme douloureux qui traverse la conscience de Richard Lopez, le rendant ainsi et avant tout humain. Il y parvient par une voie singulière qui semble n’appartenir qu’à l’auteur de Grizzly Man : une histoire animalière.
Werner Herzog parle aussi d’alligators avec Michael Perry, condamné à mort, qu’il rencontre huit jours avant son exécution. Mais c’est après avoir fait un grand détour par l’affaire qui a mené le prisonnier dans cette situation. Le meurtre de trois personnes accompli de sang-froid avec un complice, Jason Burkett, qui, lui, a été condamné à la perpétuité. Au seul motif de voler une voiture, les deux jeunes hommes ont tué une femme, son fils de 18 ans et un ami de celui-ci. S’appuyant sur les commentaires d’un lieutenant, sur des images d’archives de la police et sur les témoignages de proches des victimes, le cinéaste reconstitue les circonstances de ces crimes absurdes et sanglants. Autant dire que, lorsque l’on revient sur le visage de Michael Perry installé dans le parloir vitré, et malgré son apparence juvénile, le spectateur ne déborde pas de sympathie à son égard. Mais les alligators surgissent dans la conversation avec le cinéaste. Qui ravivent un souvenir d’enfance du meurtrier, un épisode de peur et de malaise. Une humaine fragilité.
Werner Herzog ne reconstitue pas l’affaire pour mettre au jour les manquements de l’enquête ou les zones d’ombre. En réalité, il n’y a pas de doute sur l’identité des tueurs. Il s’agit bien de Jason Burkett et de Michael Perry, même si celui-ci rejette toute la responsabilité des crimes sur le premier. C’est précisément ce qui fait la force du film : il souligne l’absurdité et la barbarie de la peine de mort, y compris lorsqu’elle est appliquée à des personnes ayant commis des actes eux-mêmes monstrueux. Le cinéaste a choisi le « cas » Perry à dessein. Aussi parce qu’il lui donne l’occasion de faire le portrait d’une bourgade ordinaire du Texas, Conroe, par le biais de ceux qui sont impliqués dans le dramatique fait divers. Où l’on constate que la petite bourgeoisie barricade ses maisons derrière des murs et des grilles infranchissables (sauf à tuer l’un des habitants pour en récupérer la clé, ce qu’ont fait Perry et Burkett). Et où les pauvres naviguent entre chômage, drogue, illettrisme, violence et prison. Les États-Unis en leur tiers ou leur quart-monde. Un ancien copain de Michael Perry raconte ainsi le quotidien de garçons désœuvrés qui s’entraînent les uns les autres dans les mauvais coups, la drogue et l’alcool. Les deux tueurs étaient dans un état avéré de défonce quand ils ont perpétré leurs crimes.
Pour nombre d’habitants de Conroe, la prison est comme un passage obligé, plus ou moins long, plus ou moins répété. Tous les hommes de la famille Burkett sont ou ont été détenus. Werner Herzog est allé parler avec Delbert Burkett, le père de Jason, qui se trouve dans « la prison d’en face ». Lors du procès de son fils, il a été appelé comme témoin et a ému deux jurés, deux femmes, ce qui a suffi pour sauver la vie du jeune homme. Delbert Burkett, convaincu d’être un « raté », est rongé par la culpabilité de ne pas avoir su élever ses enfants. De son récit se dégage une image forte : le jour du procès, le père et le fils se sont retrouvés dans le même fourgon, menottés. Le dos de leurs mains s’effleurait. Le père n’avait pas senti le contact de la peau de son fils depuis de nombreuses années…
En exergue du dossier de presse d’ Into The Abyss, cette citation de Par-delà le bien et le mal : « Celui qui lutte contre les monstres doit veiller à ne pas le devenir lui-même. Or, quand ton regard pénètre longtemps au fond d’un abîme, l’abîme, lui aussi, pénètre en toi. » La citation de Nietzsche correspond on ne peut mieux à ce qui est arrivé à l’ancien bourreau Fred Allen, qui, après des années de labeur à la prison d’Hunstville, s’est effondré dans son bureau, comme terrassé. L’abîme était en lui. Démission. Changement radical de vie. Fred Allen est aujourd’hui un homme contemplatif. « Maintenant que ma vie a pris un tournant dans la bonne direction, déclare l’ancien bourreau, je suis serein […]. Regardez ce que font les oiseaux. Les oiseaux, les canards, les oiseaux-mouches. Pourquoi y en a-t-il autant ? »
Il y a de la renaissance dans Into The Abyss, et même une prochaine mise au monde puisqu’une des membres du comité de soutien de Jason Burkett, Melyssa Burkett, s’est mariée avec lui et, sans avoir pu jamais le toucher, attend un enfant du condamné. Au-delà de la seule question de la peine capitale, outrepassant même la description du contexte social et psychologique qui favorise la violence, Into The Abyss interroge notre propre finitude – avec d’autant plus d’acuité que la fin de Michael Perry est programmée – et le sens de l’existence. On mesure ici l’amplitude du documentaire de Werner Herzog [^2]. Au bord de l’abîme, le vertige.
[^2]: Auquel il a ajouté quatre portraits de condamnés à mort, d’une durée de 50 minutes chacun, réunis sous le titre On Death Road, présenté cette année au Festival de Berlin.
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