Jean Echenoz : « Je cherche toujours à aller voir ailleurs »

Deux ans après Des éclairs, Jean Echenoz revient pour un quatorzième roman, intitulé 14, sur fond de Première Guerre mondiale. Entretien.

Christophe Kantcheff  • 4 octobre 2012 abonné·es

Alors que nous avions demandé une heure pour réaliser cette interview, celle-ci a duré le double. Ce jour-là, Jean Echenoz avait le temps. Il l’a pris pour répondre aux questions et développer quelques à-côtés de la conversation sur son nouveau roman, 14. Il sortit ainsi de sa bibliothèque les DVD de documents filmés et d’images d’archives sur la Grande Guerre, commenta une notice du Petit Robert sur un mot discuté ou évoqua quelques bonheurs de lecture de la rentrée : Petite table, sois mise, d’Anne Serre (Verdier) et Viviane Élisabeth Fauville, de Julia Decq, premier roman paru chez son éditeur, Minuit (voir Politis du 20 septembre, n° 1219). Le tout, avec sa voix douce et non sans humour. Un entretien avec Jean Echenoz : une partie de plaisir.

Pourquoi ne participez-vous pas aux débats littéraires qui surgissent sur la place publique, comme celui qui a eu lieu récemment avec « l’affaire » Millet ?

Jean Echenoz : Parce que je trouve cela dérisoire de bout en bout. Il y a une jouissance du scandale, surtout dans cette affaire-là, qui est fatigante.

La figure de l’intellectuel, au sens de Zola pendant l’affaire Dreyfus, vous semble totalement étrangère ?

Je ne suis pas un intellectuel. Je suis un citoyen comme tout le monde, je crois avoir quelques convictions et je réagis à ce que je perçois du monde. Mais le fait que mon nom apparaisse sur la couverture de livres et dans des librairies ne me donne pas une légitimité pour exprimer publiquement un point de vue politique. Et afficher des positions publiques, même si elles sont les plus sincères et les plus désintéressées du monde, me paraît relever d’une mise en scène de soi qui ne me convient pas. Enfin, je n’aime pas le système pétitionnaire parce que je trouve que cela relève de l’abus de confiance. Vous évoquez l’affaire Dreyfus, mais l’affaire Millet est d’un tout autre registre, non ?

À quel niveau de gravité de la situation estimeriez-vous pertinent d’intervenir ?

Jérôme Lindon disait : « Je signe une pétition uniquement quand c’est dangereux. » Je ne sais si je reprendrais ses termes, mais cette phrase m’avait frappé.

Depuis Au piano (2003), vous n’avez pas écrit de roman au présent. Pourquoi ?

Quand je me lance dans un nouveau projet, je cherche toujours à aller voir ailleurs, à ne pas me répéter… Après Au piano, pour changer, j’ai eu l’envie d’écrire un roman qui se déroulerait dans l’entre-deux-guerres. J’avais une ébauche de personnages dans une fiction, où passeraient deux ou trois personnages réels, en arrière-plan. Parmi eux, j’avais pensé à Maurice Ravel. Étant un peu scrupuleux, j’ai voulu mieux connaître sa biographie. J’ai lu à peu près tout ce que je pouvais trouver sur lui. Il a fini par m’intéresser infiniment plus que mon projet initial. Cela a donné Ravel. Ça a été le livre le plus difficile à écrire de tous ceux que j’ai faits. Précisément parce que c’était une chose nouvelle pour moi que d’essayer de suivre le fil d’une vie en me laissant cependant assez de liberté pour y exercer quelque chose qui soit de l’ordre du roman. Mais j’ai aimé écrire cette « vie imaginaire ». Du coup, j’en ai écrit une autre dans le domaine du sport, qui m’est peu familier. Je me suis retrouvé avec Zatopek, et j’ai écrit Courir. Puis, j’ai décidé de clore cette séquence avec un troisième personnage, dans un domaine qui m’est plus étranger encore, la science. Cela a donné Des éclairs, avec Nicola Tesla, mais j’ai changé son nom parce qu’il y a plus de fiction dans ce livre. Ensuite, j’ai pensé à un projet dont l’action se passait de nos jours, mais, incidemment, je suis tombé sur des papiers familiaux : des carnets de guerre manuscrits tenus par un homme qui avait traversé toute la Première Guerre mondiale. Ceux-ci n’avaient peut-être jamais été lus. Au début, j’ai eu envie de les lire et de les retranscrire. Puis j’ai ouvert des cartes pour vérifier des lieux. Puis des livres, pour à la fois mieux comprendre ce que fut cet énorme phénomène qu’est la Grande Guerre, et repérer la place du personnage anonyme, un deuxième classe, dans ce mouvement. Pendant deux ans, j’ai lu des essais, des livres d’histoire, d’autres carnets de guerre, des romans : Barbusse, Remarque, Jünger, Dorgelès, la Peur, de Gabriel Chevallier… J’ai vu beaucoup d’images aussi. Et, petit à petit, s’est profilée l’envie d’articuler dans une fiction un certain nombre de choses que j’avais recueillies.

Est-ce que 14 est un roman pacifiste ?

Je ne me suis pas du tout posé cette question. Mais j’ai le sentiment que l’horreur y est très évidente, même si je la traite à distance parce que je ne peux pas faire autrement, et que je ne veux surtout pas rentrer dans le pathos pacifiste ou patriotique. Mais il n’était évidemment pas question de faire l’économie de la violence par rapport à cet événement effroyable, où l’horreur était quotidienne, et qui correspond à un suicide européen.

Votre manière d’aborder de biais l’énormité qu’est la guerre de 1914 s’illustre, par exemple, dans le chapitre que vous consacrez aux animaux présents au front et qui, finalement, s’avère d’un réalisme terrible…

C’est un chapitre que j’ai envisagé dès le début. Je voulais voir ce qu’on pouvait observer du côté des animaux utilitaires, sauvages, domestiques, les animaux de proie, les parasites, les comestibles, les non comestibles… Je me suis rendu compte qu’aborder ce qui se passait sous l’angle des animaux était une façon de couvrir toute l’activité guerrière.

Le lecteur est libre aussi d’y voir les limites ténues entre l’animalité et l’humanité qui est celle des soldats au fond des tranchées…

Oui. Les soldats sont acteurs de la guerre et en même temps sont agis comme des animaux domestiques, du haut commandement jusqu’aux troufions.

N’y a-t-il pas un écho entre 14 et la situation d’aujourd’hui, où dans tous les coins du monde se déroulent des guerres protéiformes ?

Oui. Je n’y avais pas pensé, mais effectivement. Parce qu’aujourd’hui la dimension de guerre protéiforme, pour reprendre ce mot, ne nous quitte pas. Ce n’est pas du tout le même dispositif qu’en 1914, mais il est impossible, à la lecture de ce qui se passe dans le monde, de ne pas faire ce constat. Plein de guerres embryonnaires surgissent. Par exemple, ce qui se passe en ce moment entre la Chine et le Japon, même si cela finit par se calmer, est de cet ordre. Ce genre de crispation, nationaliste en l’occurrence, est omniprésent.

Il semble qu’il y ait davantage d’allusions d’ordre politique dans vos livres quand ils se déroulent dans le passé…

C’est particulièrement net dans Courir. Avec Zatopek, c’était impossible de parler de lui sans parler de la Seconde Guerre mondiale puis de la soviétisation de la Tchécoslovaquie. C’est même pour cela que je l’ai choisi. Au contraire, avec Ravel, qui traverse pourtant des années terribles, celles de 1930, je n’ai pas eu « besoin », du point de vue du récit, de les mettre en scène. Je crois que je n’y ai même pas pensé.

Puisque vous avez eu le Goncourt vous-même, on ne peut pas ne pas remarquer ce que vous dites du prix Goncourt 1913, obtenu par Marc Elder pour le Peuple de la mer, « contre » Marcel Proust, précisez-vous, sur un ton qui n’est pas loin de la plaisanterie…

C’est là pour deux raisons. La première, parce que j’aime bien citer mes sources, même si cela ne se voit pas, et même si je n’emprunte qu’un mot. Or, dans ce chapitre, j’ai piqué un adverbe de Sodome et Gomorrhe. D’où la présence du nom de Proust. L’adverbe, c’est « pneumatiquement », que je trouve génial quand Proust écrit que « Paris s’est vidé pneumatiquement de ses habitants ». De la même façon, j’indique clairement le titre du chapitre du livre que le personnage principal fait tomber de sa bicyclette, lors de la mobilisation. C’est un chapitre de 93, d’Hugo. Parce que dans 93, il y a cette scène extraordinaire du tocsin muet, que j’ai essayé de réinventer à partir de mes souvenirs de lecture. Et, deuxième raison, il se trouve que l’auteur qui a obtenu le prix Goncourt en 1913, Marc Elder, qui n’est pas vraiment passé à la postérité, était un ami de mes grands-parents. Je ne l’ai pas connu, mais je sais que mon père se prénomme Marc à cause de lui.

En ce qui concerne le choix des mots et à titre d’exemple, vous écrivez à propos d’un avion : « Le Farman, privé de contrôle, reste un moment sur son erre avant de décliner en pente de plus en plus verticale. » Or, « erre » est un terme du vocabulaire maritime. Pourquoi, en l’occurrence, l’utiliser ?

Parce que cela me semblait adéquat. « Sur son parcours », « sur sa ligne », ou « sur sa lancée », cela me plaisait moins. Parfois des mots s’imposent dans une phrase alors qu’ils débordent un peu de leur champ sémantique strict. Pourtant, je n’aime pas les néologismes, comme les jeux de mots d’ailleurs. J’y ai eu recours dans mes premiers livres parce qu’alors cela m’amusait un peu, mais maintenant les néologismes ne m’intéressent plus. La langue est suffisamment riche. Dans le cas de « sur son erre », il s’agit plutôt d’une extension de sens qu’on peut s’autoriser dans la mesure où ce n’est pas de la provocation linguistique, qui est stupide, et dans la mesure où le terme, ou l’expression, donne quelque chose de perceptible et de visible. Et puis « erre » c’est un très beau mot, avec une belle sonorité.

Estimez-vous que votre écriture a évolué, et si oui dans quel sens ?

J’ai abandonné les dialogues avec tirets. Cela m’est apparu soudain artificiel. Désormais, j’intègre les dialogues dans les paragraphes. J’ai l’impression qu’ainsi, ils ont davantage d’existence organique.

Ne trouvez-vous pas que vos phrases se sont allongées ?

Je m’en suis rendu compte après l’écriture de 14. Ce n’était pas du tout délibéré. Je ne sais pas pourquoi les phrases sont plus longues ici. Est-ce lié au mouvement de l’histoire ? À la façon dont j’avais envie de la raconter ?

Des phrases longues dans un roman court…

Un phénomène tel que la guerre de 1914 se prête plutôt au genre fresque. Mais je n’avais pas du tout envie de réaliser l’immense long-métrage que cela aurait pu faire. Ce n’est pas un livre sur la Première Guerre mondiale, cela se passe pendant.

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