Jean-Pierre Rosenczveig : « Il faut distinguer les démarches éducative et carcérale »

Jean-Pierre Rosenczveig pose les enjeux et dresse les perspectives d’une autre justice pour les mineurs.

Jean-Claude Renard  • 18 octobre 2012 abonné·es

À la fois acteur et témoin, Jean-Pierre Rosenczveig n’a pas attendu l’ère Sarkozy pour dénoncer la politique de démantèlement de la justice pour mineurs, entreprise déjà sous Jacques Chirac. Il critique les lois successives, réduisant le rôle des juges et affaiblissant le travail des éducateurs, pour une réponse qui se veut essentiellement répressive, au détriment d’une jeunesse en souffrance.

Près de dix ans après la création des centres éducatifs fermés, quel bilan faites-vous ?

Jean-Pierre Rosenczveig : Ces structures ne sont pas tombées du ciel ; elles répondent à un manque. Dans les quinze années qui avaient précédé, la Protection judiciaire de la jeunesse et le réseau associatif ont laissé disparaître nombre de structures d’accueil de jeunes délinquants qui, sans devoir aller en prison, ne pouvaient rentrer chez eux. On avait donc besoin de lieux, et on a choisi les centres éducatifs fermés. À cela près qu’un centre éducatif reste ouvert tandis qu’une prison est fermée, et qu’on vous demande de contribuer à la protection et à l’éducation de quelqu’un. L’enjeu qu’il sorte ou pas n’est pas la priorité. Il faut distinguer la démarche éducative de la démarche carcérale, ce qui m’avait conduit à émettre des réserves sur le concept de centre éducatif fermé et son risque de confusion. J’ai toujours pensé qu’on doit pouvoir en sortir librement, quitte à en assumer les conséquences juridiques. Ces lieux ne doivent pas être un lieu carcéral. Je les ai donc contestés en tant que lieu clos. Reste qu’aujourd’hui la chancellerie affiche des taux de réussite au-delà de 55 %. Mais on doit rester objectif, on n’atteindra jamais 100 %.

Doubler les CEF ? La ministre de la Justice n’est pas vraiment sur la ligne de François Hollande : « Il faut sortir du fantasme CEF. Il faut arrêter de se dire que c’est la solution. Je ne l’ai jamais pensé, ni hier ni aujourd’hui », affirmait-elle cet été, ajoutant qu’il serait « incongru » de transformer des centres ouverts en centres fermés. Histoire de faire traîner la promesse présidentielle sans la discréditer, Christiane Taubira lançait, le 2 août, une mission d’évaluation de ce dispositif coûteux pour juger de sa pertinence « dans un cadre budgétaire contraint ». Ou comment utiliser la RGPP à son avantage… Plus globalement, la ministre se montre peu tendre avec les structures d’enfermement qui, juge-t-elle, augmentent la récidive. « Nous n’allons pas faire croire aux citoyens que nous assurons leur sécurité en multipliant les peines de prison », déclarait-elle au Monde le 19 septembre, jour de la présentation de sa circulaire de philosophie pénale devant les ministres. Une circulaire où elle se prononce pour une prison seulement « en dernier recours ».
À droite, certains, comme Valérie Pécresse, estiment que les CEF sont « la dernière chance » avant la case prison pour les jeunes…

C’est un langage judéo-chrétien. Qu’est-ce qu’on fait après ? On les pique ? Il serait étonnant qu’un centre, avec 24 professionnels pour 12 jeunes, ne produise pas quelques effets positifs. La vraie question est de savoir si le passage d’un gamin dans un CEF est de nature à le détourner de la délinquance. S’il suffisait de six mois ou un an pour revenir sur quatorze ou quinze années de vie souvent dégradées, je signerais tout de suite ! On s’assigne un objectif qui est démesuré par rapport, non pas aux moyens qu’on se donne, mais par rapport au principe même de réalité. Réorienter, redonner du sens à la vie de quelqu’un ne peut pas se jouer en deux fois six mois, quelle que soit la qualité de l’encadrement. On a surinvesti ces lieux, on les a identifiés comme étant « la » réponse. Or, ces centres ne sont que l’une des réponses, en fonction de tel ou tel gamin. Ce n’est qu’une étape qui en appelle d’autres. Cela peut contribuer pour certains jeunes à l’évitement de la case prison, sans pour autant dire que cela leur permettra de trouver leur place dans la société.

Christiane Taubira s’est prononcée pour une évaluation des CEF, avant d’en créer d’autres, selon l’une des propositions de François Hollande qui annonçait doubler leur nombre, pour arriver à 80 centres à la fin du quinquennat. Qu’en pensez-vous ?

Tout d’abord, on ne doublera pas les centres pour des raisons économiques. Quasiment tous les foyers seront transformés en CEF. En somme, on est en train de transformer toutes les structures éducatives en structures coercitives. Par ailleurs, on ne peut pas contester la position de Christiane Taubira. Cette évaluation est légitime, il convient de regarder les maillons en aval et en amont pour permettre à ces dispositifs d’être plus performants. Vous avez souligné le manque de moyens au sein des CEF… Pour cause de problèmes économiques, le projet initial a été écorné. Au début, c’était beaucoup d’éducateurs pour très peu de jeunes. On est passé de dix à douze jeunes. Or, tous les travailleurs sociaux savent qu’au-delà de huit, ça explose. Au tribunal de Bobigny, chaque fois qu’on cherche une place pour un jeune, on n’en trouve pas, tandis que la chancellerie nous répond qu’il y a cinquante ou soixante places disponibles ! Il faut rappeler aussi que les CEF ont singulièrement évolué dans leur population. Au départ, c’étaient de jeunes récidivistes pour qui la prison était criminogène, puis se sont ajoutés certains en fin de peine, d’autres jeunes en sursis avec une mise à l’épreuve, des primo délinquants en attente de jugement. Peu importe qui entre en CEF, il faut se poser la question de savoir si le CEF est adapté à tel ou tel gosse, à tel moment. Il faut se faire tailleur et faire du sur-mesure. Il faut prendre un gosse pour ce qu’il est, non pas un dossier mais une personne qui a besoin, à un moment, de tel type de prestation. On n’est pas dans le dressage mais dans l’éducation.

Quelle serait la réponse idéale à la délinquance des mineurs ?

Il n’y en a pas, sinon une boîte à outils à utiliser suivant les situations. Tout en gardant en tête qu’un CEF n’est qu’un mur. L’important, c’est la relation humaine qui s’y noue pour des gamins qui sont en carence, qui manquent d’adultes de référence, de personnages au certain charisme à qui s’identifier, de personnes qui fassent autorité, dans le bon sens du terme, et qui leur tracent des perspectives. Pour reprendre une expression galvaudée, il leur faut une autorité juste. Dans la boîte à outils, il s’agit de fouiller le champ familial, éducatif, associatif, psychiatrique, scolaire. Cette prise en charge peut aussi passer par l’incarcération ; c’est ce qu’on appelle la « baffe éducative ». Une démarche éducative peut intégrer la contrainte, sinon la violence que représente l’interdit, en sachant qu’il appartient à la République de protéger la santé physique, psychique et morale de ses citoyens en prison. C’est à la République de ne pas infliger une double peine à quelqu’un qui est déjà privé de liberté. Mais la prison ne doit être qu’un temps, le temps d’une prise en charge. La prise en charge d’un jeune ne peut pas se réduire à un moment d’incarcération, de privation de liberté, même dans un CEF. Il faut s’inscrire dans la durée.

Vous avez dénoncé « ceux qui se sont évertués à démanteler la justice pénale des mineurs ». Comment cette justice peut-elle se reconstruire ?

Elle n’est pas totalement démantelée. Même si le Conseil constitutionnel a porté un dernier coup en décidant en août 2011 qu’un juge pour enfants qui connaît un jeune ne peut pas présider au tribunal qui va le juger, au motif qu’il n’est pas impartial, alors que la justice pour mineurs depuis l’ordonnance de 1945 est fondée sur l’impartialité ! Ce qui n’est pas étonnant de la part du Conseil constitutionnel, composé de gens qui ont fait la loi depuis dix ans. Il n’a cependant pas oublié la Convention internationale des droits de l’enfant et confirmé la majorité pénale à 18 ans, contrairement à ce que souhaitait Nicolas Sarkozy, qui voulait la ramener à 16 ans. Il y a eu un travail de démolition de la justice pénale des mineurs pour la ramener à la justice pénale des majeurs. Les peines plancher en sont un exemple, qui veulent que chaque acte vale quelque chose, peu importe la personne. Le flagrant délit pour mineur, conduisant à une comparution immédiate, est un autre exemple, comme nombre de dispositions pour retirer le bénéfice de l’excuse de minorité, laquelle permet de baisser de moitié les peines par rapport à celles encourues par un adulte, à acte égal. La cerise sur le gâteau étant la création du tribunal correctionnel pour mineurs, où le juge pour enfants est encadré par deux juges non spécialisés. Pendant dix ans, on n’a pas tenu compte du jeune mais de la victime, on n’a pas tenu compte de la personnalité du jeune mais seulement de son acte. Avec pour chaque acte une réponse répressive. A contrario de l’esprit de l’ordonnance de 1945. Il existe donc aujourd’hui pour Christiane Taubira plusieurs pistes. Il y a des dispositions techniques sur lesquelles il faut revenir, comme le tribunal correctionnel pour mineurs, les peines plancher ou le retrait automatique de l’excuse de minorité. Il s’agit aussi d’encourager le travail dans la durée, et surtout de redonner confiance aux travailleurs sociaux, en les mobilisant de nouveau, avec de nouvelles perspectives pour tous, magistrats compris. Il y a deux fronts à mener : la prévention de la récidive et celle de la primodélinquance. Le chantier est énorme, il sera toujours énorme, mais il faut avoir la modestie de se dire que jamais l’on n’atteindra l’utopie.

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