La France a peur, monsieur

Alain Cangina  • 4 octobre 2012 abonné·es

Monsieur, je suis sans voix. Ou plutôt le tremblement de ma glotte empêche mes cordes vocales de vibrer. Congestionné, je suis. 20 h 35, le journal télévisé vient de clore son édition sur la pensée aux otages retenus dans le monde. Il avait commencé sur la France qui se protège et renforce la surveillance face aux presque certaines représailles des extrémistes en réponse aux caricatures du « Prophète ». Le danger est là, imminent, quasiment inévitable. Hier, c’était un retour sur la tuerie de Toulouse, et avant-hier l’assassinat des touristes anglais dans les Alpes, ou les accidents de la route, ou encore le procès d’un assassin parmi tant d’autres. Et lorsqu’il n’y a pas d’exactions humaines, voilà que les insectes deviennent dangereux à cause du réchauffement climatique, apportant des maladies inconnues alors qu’on dérembourse les médicaments. Tous les jours, monsieur, on voit les périls qui nous cernent. Mais où donc sommes-nous en sécurité ? Nous sommes menacés par les dangers, ils le disent dans le poste.

Regardez la violence à l’école, il y a des reportages là-dessus aussi. On en voit des choses, dans les émissions ! Sur la justice, les policiers, les douaniers, etc. Ce n’est pas un hasard s’il y en a de plus en plus. Quelquefois, je ferme cette télé qui m’angoisse trop, j’ouvre le journal local. Là, les pages des faits divers m’apprennent des crimes, des vols, des trafics… Ça n’arrête pas, tous les jours, à chaque instant. En plus, la garde des Sceaux qui signe un bon d’impunité aux nommés délinquants en voulant limiter les incarcérations, Ciotti l’a dit ! Je ne suis pas sourd. Ah ! Croyez-moi mon bon monsieur, les films d’horreur au cinéma ne sont rien au regard de la vie en société. La réalité dépasse la fiction. Vous ne me croyez pas ? Allez à la gare, regardez les gens de la sécurité de la SNCF patrouillant dans le hall des pas perdus : des types baraqués avec des gilets pare-balles, des matraques, des Taser, et des policiers, armés. Alors, il y a bien une raison, non ? Et s’il y a des caméras à chaque coin de bâtiment, pas partout, il est vrai, c’est bien qu’il y a une cause ? Je ne vous parle même pas des vigiles dans la plupart des magasins, tous habillés de noir, en faction près des détecteurs de vol. Il n’y a quand même pas de fumée sans feu ! Je vais vous dire, monsieur, bien sûr ces gens qui veillent sur nous pourraient rassurer. Moi, ça m’inquiète. Et je ne me sens pas tranquille lorsque je prends une rue où les forces de protection ne sont plus. Même le cinéma, ou d’autres spectacles le soir, je m’en prive. Être tard dehors, avec tous ces individus qui traînent, on ne se sent pas bien.

Voyez-vous, je ne vais plus dans les rassemblements, les manifestations, les défilés, car on ne sait jamais ce qui peut arriver. La foule, c’est incontrôlable, les provocateurs, les jeunes des banlieues venus pour casser. Pourtant, parfois, j’ai bien envie d’y aller mais je m’abstiens. C’est dangereux. Je regarde alors les comptes rendus dans le journal télévisé du soir. Oui monsieur, j’avoue, j’ai peur ! Chez moi, derrière ma porte sécurisée, ça va un peu mieux. J’en profite pour bien faire la leçon à mes enfants, même s’ils sont déjà grands : ne parlez pas aux gens que vous ne connaissez pas, ne flânez pas à la sortie de l’école, ne faites pas confiance à n’importe qui. Toutes ces sortes de conseils que les parents feraient mieux de répéter à leur progéniture.

Le type me regarde intensément et me dit soudain : « Vous avez raison, j’éprouve la même chose que vous, moins intensément peut-être, mais je partage votre inquiétude. » Une dame confirme en haussant le ton. Un attroupement se produit et fusent de droite et de gauche, de manière agressive, des appels à plus de policiers, de forces de l’ordre, de sévérité, de prisons. On évoque çà et là des milices de quartier, l’autodéfense légitime… les voix s’enflent en une bronca de tous les diables.

Je me réveille d’un sursaut. Assis sur mon matelas, j’ai envie de rire de ce rêve ridicule. Alors, c’est ça, le bourrage de crâne ? Ainsi que sont formatés certains réflexes puants ? Venue de je ne sais où, me revient la phrase de Benjamin Franklin : « Qui préfère la sécurité à sa liberté perdra les deux. » Ça tombe bien. « Qui épouse l’esprit du temps sera vite veuf, disait Kierkegaard, je crains même cocu. » J’ai furieusement envie d’aller sonner aux portes de mes voisins pour leur dire : « Éteignez vos télés et allumez vos cerveaux ! » 

Digression
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