La Révolution, terrain de bataille historique
Les différentes interprétations de 1789 racontent les affrontements politiques du siècle passé.
dans l’hebdo N° 1224 Acheter ce numéro
Dans un petit livre revenant sur l’évolution de « deux siècles d’histoire de la Révolution française », l’historien britannique Eric Hobsbawm, disparu le 1er octobre [^2], écrivait : « Répétera-t-on jamais assez que le libéralisme et la révolution sociale, la bourgeoisie et – du moins potentiellement – le prolétariat, la démocratie (quelles que soient ses formes) et la dictature trouvent leurs origines dans la décennie extraordinaire qui commença avec la convocation des États généraux et la prise de la Bastille ? » L’auteur de l’Âge des extrêmes souligne ainsi combien la plupart des concepts politiques, des valeurs humaines et des systèmes modernes de gouvernement sont nés au cours de cet épisode hors norme commencé en 1789. On connaît l’anecdote (ou la légende) du très routinier Emmanuel Kant, qui, ayant appris par hasard la prise de la Bastille, modifia l’itinéraire de sa promenade quotidienne pour trouver une gazette… Chacune des interprétations de l’événement, particulièrement en France, s’inscrit dans les divisions et les passions politiques de son époque. Dans un ouvrage consacré aux questions historiographiques [^3], l’historien Pierre Serna souligne que ce caractère polémique, et donc hautement politique, de l’histoire de la Révolution de 1789 débuta – chose rare – de façon quasi contemporaine à celle-ci : « Dès les premiers jours de juin 1789, les plus lucides des acteurs parisiens et provinciaux comprennent qu’ils sont en train de détruire tout ce qui a précédé. Ils réalisent que ce qu’on appelle déjà “Révolution” est la négation du passé et l’invention du futur. […] L’historiographie de la Révolution commence ainsi par ce premier constat que la Révolution est son propre objet d’histoire. »
Or, si l’histoire eut dès 1789 une fonction politique de légitimation ou de délégitimation des événements (les historiens royalistes et les intellectuels contre-révolutionnaires sont nombreux, tels l’Irlandais Edmund Burke et ses très conservatrices Réflexions sur la Révolution en France, publiées dès 1790), les différentes lectures historiques de la Révolution française sont toujours, peu ou prou, pensées dans un rapport dialectique avec les enjeux politiques de leur temps. Comme le rappelle Pierre Serna, tout au long du XIXe siècle, « l’histoire de la Révolution est politique au sens où elle reproduit les clivages de la société déchirée au souvenir de la décennie 1789-1799 et force l’émetteur à se positionner ». En ce sens, « et là se trouve le moteur de cette histoire et de son écriture, la Révolution n’est pas terminée ; le XIXe siècle rejoue à sa façon [son] histoire. 1830 repose la question de 1791, 1848 celle de 1792 puis 1851 celle de 1799, avant que 1871 ne remette en valeur 1793 ».
Face à Jaurès, les ouvrages des royalistes de l’Action française, tels Pierre Gaxotte, secrétaire de Maurras, ou Léon Daudet, voient en 1789 le début de la décadence morale, politique et sociale, et sa détestation est pour eux un véritable « marqueur identitaire ». Vichy, qui tenta d’enlever à la Révolution française sa majuscule, se situera dans cette lignée… Mais c’est la lecture de 1793, par opposition à la période 1789-1792, qui constitue le vrai clivage tout au long du XXe siècle. Héritier dissident d’Aulard, Albert Mathiez suit l’évolution d’une grande partie de la gauche intellectuelle française. Socialiste convaincu, il produit une volumineuse histoire de la Révolution, qui se veut pédagogique, pour une éducation populaire. Entre-temps, la Révolution russe advient – où les manifestants à Moscou chantent… « la Marseillaise ! » Mathiez adhère un temps au Parti communiste français, qui lance dès sa création, en 1920, une « opération stratégique » (P. Garcia) sur la Révolution française. Marcel Cachin, arguant avoir vu en Russie revivre la « Grande Nation » de 1789, commande alors à Mathiez un parallèle entre « jacobinisme et bolchevisme ». Même s’il quitte le parti, ayant eu la clairvoyance de déceler rapidement les dérives du stalinisme… C’est surtout Ernest Labrousse, lui aussi un temps membre du PC, qui s’engage dans un travail conforme aux attentes du Parti, sous l’angle d’une histoire économique, fidèle à la démarche de la très novatrice revue des Annales, à laquelle il collabore activement. La lecture marxiste de la Révolution triomphe alors, notamment de la Libération aux années 1960, quand l’hégémonie intellectuelle et politique du PC sur toute la gauche est à son zénith. Non sans produire de grands travaux, tels ceux d’Albert Soboul, et notamment les Sans-Culottes en l’an II, qui préfigurent pour l’historien le prolétariat industriel du siècle suivant, ou ceux de Georges Lefebvre, sur le rôle de la paysannerie, proposant une lecture innovante « par en bas » du mouvement révolutionnaire.
Toutefois, à partir de 1956, un déclin s’amorce. Stalinien intransigeant au cours de ses études supérieures, François Furet incarne sans aucun doute, par son parcours, la perte d’influence du Parti communiste. Il quitte en effet ce dernier, comme beaucoup d’intellectuels à cette date (de la révélation des crimes de Staline) pour embrasser des positions libérales. Tournant le dos à l’histoire économique et sociale, Furet prend pour cible 1793, d’abord un « dérapage » selon lui dans la Révolution française (1966, avec Denis Richet), avant de le désigner comme l’ « aboutissement inéluctable du soulèvement révolutionnaire [^5] ».
La Révolution tout entière, sous la plume furetienne, porterait ainsi en germe la dictature du fait d’une « perpétuelle surenchère de l’idée sur l’histoire réelle ». Tout serait donc dû à une idéologie plongeant ses racines dans la philosophie des Lumières et son projet de « régénération de l’homme ». Une idéologie qu’il n’hésitera pas à définir comme relevant d’une « vulgate jacobino-léniniste », 1793 portant quasiment en soi l’annonce du goulag ! Il reste que la lecture de Furet, que l’on trouve dans son Penser la Révolution française (1978) ou plus violemment encore dans le Dictionnaire critique de la Révolution française (1988, avec Mona Ozouf), intervient dans le contexte de la dénonciation du goulag dans les années 1970 (avec la parution des écrits de Soljenitsyne) et, surtout, de la montée du néolibéralisme. L’approche furetienne correspond en fait parfaitement à ce moment de « fin des idéologies » et même de « fin de l’histoire », salué par certains à la fin de la Guerre froide. Ainsi, François Furet écrit dès 1978 : « La Révolution française est terminée », pensant l’avoir définitivement emporté sur ses adversaires. Il semble au contraire que, vu les inégalités dans nos sociétés, l’intérêt pour l’histoire de la Révolution, en tant que rupture radicale, réapparaisse (comme le montre la publication du livre d’Éric Hazan et d’autres). Aussi, comme l’écrivait Eric Hobsbawm dans sa postface à la traduction française (2007) d’ Aux armes, historiens : c’est plutôt « la “révolution furetienne” dans sa forme extrême – incluant à la fois le rejet total des facteurs socioéconomiques et le déni de la portée historique de l’événement et de ses réalisations – [qui] est aujourd’hui terminée ».
[^2]: Aux armes, historiens. Deux siècles d’histoire de la Révolution française , Eric J. Hobsbawm, traduit de l’anglais par Julien Louvrier [1990], La Découverte, 2007.
[^3]: Historiographies. Concepts et débats , collectif, Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia et Nicolas Offenstadt (dir.), Gallimard, 2010.
[^5]: Cf. l’analyse d’Enzo Traverso, l’Histoire comme champ de bataille , La Découverte, 2011.