La voie de « l’autre monde possible »
Né avec l’ambition de changer le monde, le mouvement altermondialiste rompt cependant avec les archétypes des années 1970.
dans l’hebdo N° 1224 Acheter ce numéro
« Réforme ou révolution ? », écrivions-nous en janvier 2001 [^2], alors que s’ouvrait le premier Forum social mondial de Porto Alegre. Il régnait alors une euphorie intuitive : l’heure du recul du système mondialisé avait sonné. Dans la foule, se pressent de vieux lutteurs comme Ahmed Ben Bella ou Eduardo Galeano. On acclame les évocations de Cuba ou du Nicaragua. Tout ce que l’extrême gauche brésilienne compte de groupuscules est au rendez-vous. L’Amérique latine révolutionnaire frémit, et avec elle ses alliés européens : l’appel du slogan du Forum social mondial (FSM) – « Un autre monde est possible » – a galvanisé les esprits. Réforme ou révolution : même s’il n’est que rarement organisé autour cette formulation un peu datée, l’affrontement dialectique aura bien lieu lors des rassemblements altermondialistes, au moins au début des années 2000.
Dès le début, les « révolutionnaires », souvent mieux organisés, tenteront d’imprimer aux forums leur marque idéologique (anticapitalisme, antilibéralisme, antiguerre, lutte des classes) ainsi que leurs méthodes, en particulier le projet de structurer l’ensemble de la mouvance « alter » derrière une bannière unique et quelques mots d’ordre fédérateurs. Sans succès. En raison d’une « social-démocratisation », anathème lancé par les plus gauchistes ? Si le rejet du libéralisme mondialisé en fut le ciment originel, le FSM s’est dans l’ensemble assez peu préoccupé d’anticapitalisme, pilier de la doxa révolutionnaire. De fait, les « enfants de Porto Alegre » ont affiché dès l’origine une ambition plus originale. La revendication d’un « autre monde possible » entendait dépasser les horizons de la radicalité classique – renverser un système politique conservateur, changer la société –, afin de se confronter à la « crise de civilisation » : il s’agissait (aussi) de rejeter le productivisme et le matérialisme, de prioriser la sauvegarde du vivant, de réhabiliter les cultures minoritaires – comme autant de dépassements des limites d’une certaine pensée révolutionnaire. Sur la méthode, la rupture est également marquée. Le FSM a promu comme une valeur cardinale l’agrégation de centaines de mouvances et de luttes : plutôt qu’une avant-garde pilote, une articulation de syndicats, de mouvements paysans, d’organisations de femmes, de collectifs indigènes, de réseaux de « sans », d’ONG de solidarité internationale, de commerce équitable, de défense de l’environnement, d’associations citoyennes, etc.
Le lexique et les symboles de la mouvance « alter » témoignent aussi d’un renouvellement des signes. Elle s’est débarrassée de l’étiquette « antimondialiste » (proche des termes forgés par les « révolutionnaires ») pour imposer l’altermondialisation. Les boubous rivalisent avec les tee-shirts à l’effigie du Che. Les militants d’Afrique noire, du Maghreb, d’Inde, du Moyen-Orient ou d’Amérique du Nord diluent les troupes latino-européennes d’inspiration révolutionnaire. Les banderoles vertes, bleues, arc-en-ciel rompent l’uniformité des drapeaux rouges, le roquefort brandi par José Bové devant le siège de l’Organisation mondiale du commerce à Seattle en 1999 a remplacé les poings levés. Les altermondialistes ont inventé un processus plus « organique » que « militaire », une mutation lente et profonde qui tranche avec la trajectoire idéalisée des révolutions – éruptive, frontale, tranchée. Plus d’une décennie après l’émergence de cette mouvance, certains voient dans la persistance des tares du monde la preuve qu’elle a échoué. Comme une nouvelle tentative pour mettre en scène de vieilles divergences stratégiques…
[^2]: Politis n° 634.