Le genre, une histoire politique
Un recueil d’articles de Joan W. Scott donne à voir l’émergence de la question de la différenciation des sexes dans la discipline historique.
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Joan W. Scott, historienne, professeure au prestigieux Institute of Advanced Study de Princeton, a grandement contribué à introduire le concept de genre au cœur des sciences sociales. Elle distingue l’étude des genres de celle du féminisme ou de l’histoire des femmes.
Vous écrivez, pour en donner une sorte de définition, que « le genre est l’histoire des distinctions masculin/féminin, ou homme/femme, qu’il s’agisse des corps, des rôles ou des traits psychiques ». C’est-à-dire ?
Joan W. Scott : Le genre est une question historique. Si on veut savoir comment les sociétés ont compris, ou comprennent, la différence des sexes, il faut penser cette question en termes de normes et de transgression de normes autour de cette différence. Les normes essaient de contenir cette question, mais je pense que c’est impossible in fine. Le genre est donc une question qui se pose à toutes les époques et dans toutes les sociétés.
C’est aussi et surtout, écrivez-vous, un « dilemme insoluble ». Pourquoi ?
C’est ce que j’ai appris de la psychanalyse. Ce dilemme – la différence des sexes – est le moyen de se penser autre et de penser l’Autre. Judith Butler a formulé précisément le processus qui fait que quelqu’un, pour acquérir une identité, a la possibilité d’imaginer autre chose que ce que les normes semblent imposer sans discussion. On peut donc, comme Judith Butler dans un de ses livres les plus célèbres, « défaire le genre » [^2]. Or, si on considère ce dilemme, on peut écrire l’histoire d’une façon totalement novatrice. Il ne s’agit pas de considérer que les femmes et les hommes seraient déterminés par leur sexe biologique et auraient un rôle incontestable dévolu par celui-ci. Ma façon d’écrire l’histoire commence donc avec la question suivante : comment affronter ce dilemme ? Le fait d’arriver à cette interrogation a constitué en fait une grande avancée dans mon approche de la discipline historique, dans ma pensée et dans mon travail.
Pourtant, la psychanalyse est souvent critiquée pour ses aspects normatifs en matière d’homosexualité ou pour l’idée qu’elle figerait les différences des sexes. Vous écrivez qu’au contraire elle « vivifie » l’étude du genre. Pourquoi ?
Vous écrivez que l’histoire politique s’est en quelque sorte déroulée « sur le terrain du genre ». Pourquoi ?
Quand j’ai écrit cet article en 1986, nous étions au tout début de l’emploi du mot « genre » tel que nous l’utilisons aujourd’hui. Le mot, certes, existait dès la fin des années 1970, mais le débat était vif entre les women studies, feminist studies, ou gender [genre] studies. Tout le monde s’interrogeait sur ce qu’il fallait faire : l’histoire des femmes en tant que telles, l’histoire du féminisme ou du moins une histoire du point de vue féministe, ou bien une histoire du genre. J’ai, pour ma part, pensé qu’il était important d’insister sur l’utilité du concept de genre en tant que catégorie d’analyse en histoire. En particulier en appréhendant le genre avec une approche dynamique. C’est pourquoi j’ai jugé nécessaire d’insister sur l’utilité de la notion de genre en histoire, dans une approche bien plus large que la seule histoire des femmes. Car il ne s’agit pas seulement de l’histoire des femmes ou des hommes, mais aussi, par exemple, de ce que signifie la citoyenneté, longtemps liée à la virilité. On peut observer comment la citoyenneté assure ou rassure la masculinité du sujet. Mon but était ainsi d’insister sur le fait que le genre n’était pas une notion dévolue uniquement à l’histoire des femmes, à l’histoire des subalternes, mais était central sur le terrain politique. Le concept de genre est alors devenu un instrument politique, utile en outre pour toutes les sciences sociales. Ainsi, mon article sur la place des femmes dans le livre d’E. P. Thompson, la Formation de la classe ouvrière anglaise, révèle combien la constitution de cette classe est conçue et pensée en tant qu’identité masculine. C’est ce que montre de façon magistrale Thompson : c’était fondamental en termes de politique de la classe ouvrière que celle-ci ait, face aux patrons, face à l’État, une identité masculine. Pour la citoyenneté, c’est la même chose ; j’insiste sur ce point dans la Citoyenne paradoxale [^3] : dans les débats autour de la question du droit au suffrage des femmes, là encore, il s’agissait de protéger la masculinité par la citoyenneté. Et j’ose même dire que la citoyenneté a assuré la masculinité des citoyens : non pas que le fait d’être homme assurait de devenir citoyen, c’est au contraire le fait d’être citoyen qui assurait la masculinité ! C’est de cette façon que je veux penser l’interaction entre le politique et la question du genre. Le pouvoir donne une signification précise à la différence des sexes.
[^2]: Défaire le genre , Judith Butler (trad. fr. par Maxime Cervulle), éd. Amsterdam, 2006.
[^3]: La Citoyenne paradoxale. Les féministes françaises et les droits de l’homme (trad. fr. par Marie Bourdé et Colette Pratt), Albin Michel, 1998.