Le long siècle d’Eric Hobsbawm
Décédé le 1er octobre, l’historien anglais, qui se voulait un « spectateur engagé », n’a jamais renié sa fidélité au marxisme.
dans l’hebdo N° 1222 Acheter ce numéro
Eric Hobsbawm aura vécu bien plus longtemps que ce qu’il a décrit comme le « court XXe siècle ». Le mot a d’ailleurs grandement contribué à sa renommée d’historien internationalement reconnu. N’en déplaise à Pierre Nora, qui avait refusé, fin 1996, de publier son livre le plus célèbre, l’Âge des extrêmes. Histoire du court XXe siècle (1994). Nora considérait que ce grand livre d’un historien qui n’a jamais renié sa fidélité au marxisme serait paru dans un « environnement intellectuel et historique peu favorable ». D’après lui, la France ayant été le pays « le plus profondément stalinisé », cet ouvrage aurait « accentué l’hostilité à tout ce qui, de près ou de loin, peut rappeler cet âge du philosoviétisme ou procommunisme de naguère, y compris le marxisme le plus ouvert [^2] » ! Pierre Nora préférait alors la charge d’anticommunisme primaire de son ami François Furet, le Passé d’une illusion …
Finalement traduit et publié en Belgique par les éditions Complexe, en 1999, grâce à une souscription lancée par le Monde diplomatique et à l’éditeur André Versaille, l’Âge des extrêmes est le livre qui fit connaître Eric Hobsbawm aux plus jeunes lecteurs et demeure l’un des plus impressionnants de son auteur, disparu le 1er octobre à Londres. L’ « écueil » idéologique avancé par Pierre Nora ne tenait donc pas – ni le risque d’échec commercial dû au coût de traduction (750 pages), avancé par le responsable de collection chez Gallimard et directeur de la revue le Débat. Lui-même avait publié en 1992 un autre livre d’Hobsbawm, Nations et nationalismes depuis 1780, depuis au programme de l’agrégation d’histoire. Si l’Âge des extrêmes posait tant problème à François Furet et à ses amis, c’est qu’il traitait de façon hautement novatrice l’histoire du siècle dernier, marqué pour son auteur par la figure du communisme et délimité par les dates 1917 et 1991 (d’où le qualificatif « court » ).
Refusé en fait par « préjugé idéologique » comme le montre l’historien Enzo Traverso [^3], l’Âge des extrêmes était le quatrième volume d’une fresque de l’histoire mondiale, entreprise dès les années 1950 – et dont les trois premiers volumes avaient été traduits chez Fayard [^4]. Il marquait l’aboutissement de toute une vie de travail, que l’auteur n’avait cessé de concevoir comme celle d’un « observateur participant » ou d’un « spectateur engagé ».
Né en Égypte, à Alexandrie, en 1917, Eric Hobsbawm est le fils d’un fonctionnaire britannique originaire d’Europe de l’Est et d’une mère issue d’une famille juive viennoise. Le couple s’installe après la Grande Guerre à Vienne, où le jeune Eric entame de brillantes études. Ses parents décèdent à quelques mois d’intervalle à la fin des années 1920, et il s’en va vivre à Berlin, recueilli par un oncle. Là vont naître son intérêt pour l’histoire et surtout son engagement communiste dès l’âge de 15 ans, en pleine montée du nazisme. Dans son autobiographie, Franc-tireur [^5], il raconte la soudaine connexion entre l’Histoire et sa vie personnelle, avec son souvenir apeuré, le 30 janvier 1933, à la lecture des titres de journaux annonçant la nomination d’Hitler au poste de chancelier, et à la vue des hordes de nazis juchés sur des camions. Il quitte alors l’Allemagne pour Londres, où il adhère à la Jeunesse communiste anglaise, tout en intégrant l’université de Cambridge. Un engagement dont il ne variera pas : « Pour ma part, j’étais resté le même depuis 1956 : un communiste non orthodoxe dont les travaux n’avaient jamais été publiés en URSS », écrivait-il en 2005…
Si Hobsbawm est très connu pour sa tétralogie sur l’histoire mondiale depuis 1789, ses premiers ouvrages sont d’abord ceux d’un historien social qui s’attache à décrypter les processus de formation d’une conscience de classe en faisant une histoire « par en bas ». Avec les Primitifs de la révolte (1959), puis les Bandits (1969), il travaille sur l’apprentissage de la solidarité et la conquête d’une identité culturelle chez les paysans, et plus largement dans les classes populaires, dès la fin du XVIIIe siècle, puis sur le banditisme comme phénomène social. De même, avec son collègue Terence Ranger, il conduit un travail novateur sur l’Invention de la tradition (1983, traduit chez Amsterdam en 2006) chez les États-nations européens, en particulier en Grande-Bretagne. Ils interrogent ainsi quelques-unes des « traditionnelles » manifestations célébrant la monarchie britannique, « inventées » au XIXe siècle.
Un exemple pour Hobsbawm de la construction des consciences nationales en Europe. Mais il y a en fait, comme le note Enzo Traverso, « deux Hobsbawm : d’une part, l’historien social qui s’intéresse à ceux “d’en bas” en restituant leur voix, et, de l’autre, l’auteur des grandes synthèses historiques où les classes subalternes redeviennent une masse anonyme ». Alors que le premier a pu critiquer une historiographie traditionnelle par trop « eurocentrée », le second essuie parfois les critiques de jeunes historiens des subaltern studies – qui lui reprochent de considérer les révoltes paysannes, notamment dans les anciennes colonies, comme essentiellement « prépolitiques » – ou même sous la plume d’Edward Said. Le spécialiste de littérature américano-palestinien s’étonne chez Hobsbawm de ce « point aveugle » qui ne voit chez les sociétés non occidentales que des lieux d’une « histoire dérivée, non originale [^6] ». Cette critique porte surtout sur sa tétralogie. Et s’explique par sa fidélité au marxisme, considérant, au nom de la dialectique historique, que l’Occident industrialisé serait le porteur du progrès… Il reste que l’œuvre d’Hobsbawm a renouvelé la façon de faire de l’histoire. Autour du Groupe des historiens du PC anglais (Christopher Hill ou Rodney Hilton), il participe à la fondation de la revue Past and Present – que rejoint, après 1968, Edward P. Thompson, l’auteur de la Formation de la classe ouvrière anglaise. Past and Present, mêlant histoire sociale, économique ou « quantitativiste », et tradition marxiste, constitue une sorte de conjonction entre l’École (française) des Annales et la volonté de faire une histoire « par en bas », celle du peuple, des marginalités et de leurs résistances. Ses liens avec le PC anglais sont d’ailleurs lâches, et ses colonnes ouvertes à des non marxistes. Soucieux de débat, ses animateurs sont les premiers à s’opposer à la ligne officielle très prosoviétique de la direction du Parti, en 1956, au moment de la découverte des crimes de Staline et de l’invasion de la Hongrie par les troupes du Pacte de Varsovie.
Hobsbawm est l’un des rares à demeurer membre du PC anglais après cet épisode qui marque à jamais tous les militants communistes. Un parti qu’il ne quittera qu’en 1989. Il fut néanmoins lucide sur le caractère du « socialisme réel » en place dans les pays de l’Est jusqu’à la chute du mur de Berlin. Sa fidélité au communisme fut sans doute aussi une fidélité à sa jeunesse. Son grand livre, l’Âge des extrêmes, est un retour et un regard – scientifique – sur le siècle où il vécut et qui ne cessa de le passionner. Il présente d’ailleurs son autobiographie, Franc-tireur, comme « l’envers » de son Histoire du court XXe siècle. Fidèle à la « longue durée », influence directe des Annales et de Fernand Braudel, Eric Hobsbawm est l’un des plus grands historiens du siècle dernier. Toujours à l’écoute des apports des autres sciences sociales, il n’aura cessé – comme il nous le rappelait lors de l’entretien qu’il nous avait accordé en avril 2009 – d’être un « historien engagé » (cf. Politis n°1051). Un caractère qui se fait rare.
[^2]: Le Débat , n°93, 1997. Voir aussi sa défense embarrassée, dans Historien public , Gallimard, 2011.
[^3]: L’Histoire comme champ de bataille , La Découverte, 2011.
[^4]: L’Ère des révolutions (1789-1848), l’Ère du capital (1848-1875), l’Ère des empires (1875-1914), parus en 1970, 1978 et 1989, Fayard.
[^5]: Ramsay, 2005.
[^6]: Reflexions sur l’exil et autres essais , Actes Sud, 2008.