Lyon-Turin : erreur sur toute la ligne
Soutenue par l’Élysée, la nouvelle liaison TGV transalpine occasionnera des dépenses faramineuses pour une utilité qui est très loin d’être avérée. En outre, plusieurs rapports mettent au jour des conflits d’intérêts.
dans l’hebdo N° 1221 Acheter ce numéro
Officiellement, la volonté gouvernementale est de mettre un frein aux grands travaux en attendant des jours meilleurs. Victimes de la rigueur, les lignes de TGV sont les premières concernées. Sauf le projet de nouvelle liaison ferroviaire Lyon-Turin, malgré les mises en garde sur son coût faramineux et ses études suspectes formulées par la Cour des comptes comme par la Coordination contre le projet Lyon-Turin fret et voyageurs, qui rassemble une quinzaine d’associations locales.
Pour l’instant, les critiques ne sont pas remontées jusqu’à l’Élysée, qui soutient le projet. Le 4 septembre à Rome, le chef de l’État français et le président du Conseil italien, Mario Monti, ont annoncé qu’un sommet franco-italien qui se tiendra début décembre à Lyon sera en partie consacré au financement et au lancement des travaux du Lyon-Turin, qui prévoit plus de 80 kilomètres de tunnels pour un coût d’ensemble évalué à plus de 30 milliards d’euros. La Coordination française, qui a planché avec des experts, a pour sa part demandé « l’arrêt immédiat des dépenses pour ce projet inutile, qui ne sont justifiées que par des intérêts privés et ne peuvent que créer des déficits financiers sans contrepartie pour la collectivité ». La Cour des comptes a elle aussi émis des réserves sur la liaison ferroviaire, indiquant qu’il « serait souhaitable qu’une instance puisse définir les méthodes d’évaluation et veiller à une contre-expertise des principaux projets, indépendante des maîtres d’ouvrage » [^2]. « Il serait incompréhensible que la France renonce au Lyon-Turin, pour lequel 800 millions d’euros ont déjà été mobilisés », a réagi Jean-Jack Queyranne, président de la région Rhône-Alpes, et membre du Comité pour la liaison européenne Transalpine, un organisme de lobbying présidé par Franck Riboud, PDG du groupe Danone. Ce comité, qui réunit collectivités, villes, agglomérations et un grand nombre d’entreprises qui convoitent les partenariats public-privé de la nouvelle liaison, a récemment appelé « les chefs d’État et de gouvernement à s’engager pour la réalisation définitive [du] tunnel de base sous le Mont-Cenis ». Le projet envisagé est-il vraiment justifié par un intérêt public ? L’accumulation des faits montre qu’il est surtout très approximatif et cumule les conflits d’intérêt. La commission d’enquête publique [^3], qui a rendu un avis favorable le 2 juillet, s’est appuyée sur des données fournies par Réseau ferré de France (RFF), entreprise publique qui a pour filiale Lyon Turin Ferroviaire (LTF), qui n’est autre que le maître d’ouvrage de la nouvelle liaison [^4]. Le même jour, la Cour des comptes affirmait dans un nouveau rapport que « la rentabilité socio-économique de beaucoup d’infrastructures s’avère a posteriori nettement inférieure aux estimations a priori ». Ainsi, la commission d’enquête publique a estimé à 7,7 milliards d’euros les travaux de la partie française ; or, la Cour des comptes a chiffré ce coût « à plus de 11 milliards d’euros ». La société LTF, chargée de mener à bien la construction de la partie commune franco-italienne, a aussi des problèmes avec les chiffres. Son site Internet annonçait un coût de 9,9 milliards avant mars, ramené à 8,5 milliards fin septembre, alors que la demande de financement déposée auprès de l’Union européenne par le ministère français du Développement durable et le ministère italien des Infrastructures prévoit une facture de 13,9 milliards d’euros… Plus de 5 milliards se sont volatilisés entre Bruxelles et Chambéry, siège de LTF. « Un trucage pour faire croire que le financement du projet pourrait ainsi être assuré », soupçonne la coordination italienne No-Tav.
L’exagération des chiffres du trafic n’a pas non plus échappé aux opposants : « RFF reconnaît un trafic total rail et route passant par les Alpes entre la France et l’Italie de 35,6 millions de tonnes en 1999 et de 20,2 millions de tonnes en 2009. D’où sortent les 60 millions de tonnes supplémentaires qui sont dans le rapport de la commission d’enquête publique ? Pourquoi les transports de marchandises augmenteraient alors que la production industrielle est en chute libre ? », interroge Daniel Ibanez, membre de la Coordination. Il ajoute que « la ligne existante [qui passe par le tunnel Fréjus-Mont-Cenis] dispose d’une capacité non utilisée de 14,5 millions de tonnes. Qu’attend-on pour mettre les camions sur le rail ? ». La commission d’enquête publique est aussi fâchée avec la déontologie. Le cabinet de conseil Egis, filiale de la Caisse des dépôts, a réalisé les études d’impact de la liaison Lyon-Turin tout en étant membre du Comité pour la liaison européenne Transalpine, dont l’action est d’accélérer la construction de la ligne. Les études d’Egis ont largement inspiré le rapport de la commission présidée par Pierre-Yves Fafournoux, qui dirigeait à la même période une autre enquête publique dont l’étude d’impact a été rédigée par l’incontournable groupe Egis. Le même Fafournoux était également associé à Egis entre 2004 et 2009, dans une agence nommée Bien aménager son environnement (Base).
Un des membres de la commission d’enquête publique sur le Lyon-Turin, Guy Truchet, ingénieur en travaux publics et retraité, est le frère d’un certain Roger Truchet, dirigeant de Truchet TP. Et que lit-on dans le rapport de la commission d’enquête ? Que les enquêteurs invitent « RFF à étudier le mémoire de l’entreprise Truchet TP, qui propose de mettre à disposition du projet un terrain de 9 hectares [pour y stocker] 950 000 mètres cubes de déblais, après autorisation d’extraction de matériaux alluvionnaires ». « Où trouve-t-on les déclarations de conflits d’intérêts des membres de la commission d’enquête ? », demande la Coordination. Il n’y en a pas, certifie celle-ci, qui qualifie la commission « de partiale, tant par la méthode utilisée que par son contenu ». La même coordination estime que « la ligne nouvelle Lyon-Turin n’est nullement nécessaire pour répondre aux exigences du Grenelle de l’environnement, aux problèmes des régions alpines, aux besoins révélés par les comptages routiers des conseils généraux ». Elle s’appuie aussi sur les rapports de l’inspection générale des Finances, des Ponts et chaussées et de l’Autorité environnementale, qui rejettent la solution du Lyon-Turin. Grand projet ou grand scandale ?
Droit de réponse
À la suite de cet article, nous avons reçu le droit de réponse suivant de la part de M. Pierre-Yves Fafournoux :
« Monsieur Pierre-Yves Fafournoux exerce une activité d’Ingénieur Conseil sous statut de profession libérale depuis 1998 et n’a jamais été associé au cabinet EGIS dans une agence nommée Base.
BASE est une agence d’architectes paysagistes établie à Paris, Lyon et Bordeaux. Monsieur Pierre-Yves FAFOURNOUX a effectivement accompli une mission en 2003 pour le compte de Base, pour l’aménagement hydraulique des jardins du Familistère à Guise (Aisne), pour le compte du Syndicat Mixte du Familistère. Cette mission n’a jamais impliqué la Direction de l’agence BASE et l’objet de cette mission n’a rien à voir avec l’enquête publique du projet Lyon-Turin.
L’enquête publique sur la parade hydraulique des Ruines de SECHILIENNE et l’aménagement de la Romanche a été réalisée en janvier-février 2012. Le fait que l’étude d’impact ait été rédigée par EGIS n’implique aucun lien avec les membres de la Commission d’enquête de ce projet. »
Précisions
Voici, en réponse, les précisions apportées par notre journaliste, Thierry Brun:
Président de la commission d’enquête publique sur la création d’une nouvelle liaison ferroviaire dans le cadre du projet Lyon-Turin, Pierre-Yves Fafournoux indique qu’il « n’a jamais été associé au cabinet Egis dans une agence nommée Base » comme nous l’avons écrit dans notre article. Dont acte. Nous avons cité de bonne foi l’article d’un numéro de la revue « D’Architectures », publié en février 2011 (n° 197). Et nous n’avons pu obtenir plus de précision auprès de l’agence Base, qui, elle, a bien eu Egis comme bureau d’étude technique dans certains de ses projets.
Nous avons indiqué que Pierre-Yves Fafournoux a dirigé une enquête publique dont l’étude d’impact a été réalisée par Egis, à la « même période » que l’enquête publique sur le projet Lyon-Turin. Il est important de noter que le rapport de la première enquête a été remis le 22 mars au préfet de l’Isère et que la deuxième enquête publique s’est achevée le 19 mars. Ces enquêtes publiques n’impliquent certes aucun lien entre Egis et les membres de la commission d’enquête du projet Lyon-Turin, mais elles ont été dirigées par la même personne. Ce qui a sans doute entraîné quelques négligences dans le rapport de la commission sur le Lyon-Turin, notamment l’absence du nom d’Egis, principal auteur des études d’impact qui ont servi à l’enquête publique. Pourtant, dans son avis établi le 7 décembre 2011, l’Autorité environnementale avait signalé « le caractère parfois inabouti du dossier, et son degré de cohérence interne et de précision souvent inférieur à ce qu’on est en droit d’attendre d’une étude d’impact, surtout pour un projet de cette ampleur ».
D’autres points signalés dans l’article n’ont pas été relevés par le président de la commission d’enquête publique. Le groupe Egis pouvait-il être considéré comme indépendant et impartial ? Nous avons écrit que « le cabinet Egis, filiale de la Caisse des dépôts, a réalisé les études d’impact de la ligne Lyon-Turin tout en étant membre du Comité pour la liaison européenne transalpine », organisme de lobbying pour la réalisation du Lyon-Turin. Egis est de plus maître d’œuvre de Lyon Turin Ferroviaire (LTF), filiale de Réseau ferré de France (RFF), pour le creusement de tunnels dans le massif alpin. Il est aussi membre du conseil d’administration de l’Association française des tunnels et de l’espace souterrain (Aftes), partenaire déclaré du lobbyiste Comité pour la liaison européenne transalpine.
Dans le compte rendu de la réunion publique qui s’est tenue le 28 février à Chapareillan, signé du président de la commission d’enquête, il apparaît que par deux fois ladite commission a été alertée sur les risques de conflits d’intérêt. Un intervenant a ainsi « demandé si les auteurs des études faites par des sociétés pour RFF sont indépendants ». Un autre demande « si les membres de la commission d’enquête sont indépendants ». Or, le président de la commission d’enquête publique n’a pas détecté l’homonymie entre l’un de ses commissaires enquêteurs, Guy Truchet, et l’entreprise Truchet TP, alors que la « commission invite RFF a étudier le mémoire » de cette entreprise dont le dirigeant n’est autre que le frère de Guy Truchet, comme nous l’avons écrit. Compte tenu des enjeux financiers pour le bénéficiaire de cette recommandation, le commissaire enquêteur ne devait-il pas renoncer à sa fonction conformément à la charte de déontologie ?
[^2]: Les autoroutes ferroviaires en France, Cour des comptes, rapport annuel 2012, rendu public le 8 février.
[^3]: Enquête préalable à la déclaration d’utilité publique pour la création d’une nouvelle liaison ferroviaire entre Grenay (Isère) et Saint-Jean-de-Maurienne (Savoie) dans le cadre du projet Lyon-Turin, rapport remis le 2 juillet au préfet de la Savoie.
[^4]: LTF est aussi la filiale de Rete Ferroviara Italiana (RFI).