Shlomo Sand : « Le sionisme est un nationalisme »
L’historien israélien poursuit son travail critique d’une vision essentialiste de l’histoire juive.
dans l’hebdo N° 1221 Acheter ce numéro
Après Comment le peuple juif fut inventé (Fayard, 2008), l’historien israélien poursuit son œuvre de déconstruction des mythes sionistes. Dans son dernier livre, Comment la terre d’Israël fut inventée, il s’attache surtout à montrer que l’idéologie sioniste est contraire à tous les principes du judaïsme. Son ouvrage précédent avait été un immense succès, mais aussi la cible de nombreuses attaques. Celui-ci est promis au même destin.
Après vous être attaché dans votre précédent ouvrage à déconstruire la notion de « peuple juif », vous attaquez cette fois le concept de « terre d’Israël »…
Shlomo Sand : Je combats une vision essentialiste, anhistorique, et souvent complètement fausse, de l’histoire juive, et la conséquence de cette vision qui est le racisme. Il y a dix ans encore, je croyais moi aussi au mythe d’un peuple errant, chassé de sa terre et qui, de tout temps, aurait rêvé d’y revenir. Mais, même quand je croyais cela, je ne pensais pas que, deux mille ans après, un peuple puisse se prévaloir d’un « droit au retour ». Si on veut refaire le monde tel qu’il a été au cours de ces deux mille ans, on fera un monde de fous. Il faudrait aussi que les Serbes puissent réinvestir le Kosovo, que les Indiens réoccupent Manhattan, et que les Arabes reviennent en Espagne. Cela dit, je n’ai jamais mis en cause le droit des Israéliens actuels à vivre en Israël. Mais je ne crois pas que les juifs, comme représentants d’une grande religion monothéiste, importante dans la pensée occidentale, aient jamais revendiqué de vouloir « revenir » en Palestine avant la naissance du mouvement sioniste à la fin du XIXe siècle. Cette histoire de « droit au retour » est donc quelque chose de très récent qui n’existe pas dans l’histoire juive. Le concept de patrie n’a d’ailleurs jamais existé dans l’histoire juive. C’est d’abord une invention chrétienne moderne. Les juifs ne voulaient pas émigrer vers la Terre sainte parce que, selon eux, celle-ci ne peut pas être une terre refuge. Dans la pensée juive, vivre sur une terre, c’est la salir. Faire l’amour sur la Terre sainte, dans l’imaginaire juif, c’est très compliqué. Le droit au retour n’a donc jamais existé. Ce qui a existé, en revanche, c’est l’idée métaphysique d’une terre d’où va venir la rédemption. Quand le messie arrive, alors tout le monde va à Jérusalem. Mais, encore une fois, c’est une idée métaphysique qui signifie que dans ce « tout le monde » il y a aussi les morts. Mon arrière grand-père a acheté son billet pour Israël pour aller y mourir. Les vrais juifs savaient que l’on va en Terre sainte pour y mourir et non pour y vivre. Comme les musulmans ne pensent pas aller vivre à La Mecque, et comme les chrétiens ne vont pas vivre en papauté, les juifs, à travers les siècles n’avaient pas l’idée d’aller vivre à Jérusalem.
Mais alors comment vient cette idée de « retour » ?
L’idée du retour a surgi comme conséquence des pogroms en Europe de l’Est. On a peine à imaginer aujourd’hui que, lorsque cette idée est apparue, la quasi-totalité des juifs y étaient opposés. Lorsque Herzl a voulu réunir le premier congrès juif, il voulait qu’il se tienne à Munich. Le congrès a finalement eu lieu à Bâle, en Suisse, parce que 78 des 80 rabbins allemands ne voulaient pas que ce congrès « antijuif » se tienne à Munich. Parce que « sioniste », dans leur esprit, cela voulait dire « antijuif ». Cela dit, avec le recul, c’est une chance pour les sionistes, qui peuvent dire que leur mouvement n’est pas né en Allemagne…
Le sionisme a d’abord imaginé d’autres destinations pour les juifs d’Europe…
Oui, Herzl lui-même n’a jamais tenté de justifier le sionisme par le mythe. C’est la raison pour laquelle d’autres territoires ont été imaginés comme refuge pour les juifs en proie à l’antisémitisme en Europe, comme l’Ouganda ou l’Argentine. Mais, surtout, il faut comprendre que, jusqu’à Hitler, tout le judaïsme organisé était antisioniste. Au moment de la Déclaration Balfour, en 1917, il n’y avait que 60 000 juifs en Palestine. Et la plupart d’entre eux n’étaient pas sionistes parce qu’ils étaient religieux et qu’ils étaient là de longue date. Le sionisme, qui était à contre-courant, a finalement réussi en raison de la tragédie juive en Europe, et aussi parce que les États-Unis ont fermé les portes de l’immigration. Israël n’est pas le fruit du judaïsme, mais de la douleur des juifs au XXe siècle. À partir de la guerre des Six-Jours, en 1967, on a assisté à une « nationalisation » du judaïsme. C’est à partir non de la religion mais du nationalisme qu’Israël est né et a pu entreprendre la colonisation.
Évoquant la situation actuelle, vous utilisez la métaphore de la grenouille et du scorpion. Qu’entendez-vous par là ?
Aujourd’hui, tout le monde regarde la situation bouche bée. Israël paraît tout-puissant. Il possède des missiles nucléaires. Il a le soutien des États-Unis et de l’Europe. Et ce pays se refuse à établir le moindre pont avec son environnement arabe. Je crois qu’il y a dans ce comportement quelque chose de suicidaire. Un peu comme le scorpion qui pique la grenouille qui allait le porter sur l’autre rive et qui se noie avec elle. On peut s’interroger sur cette absurdité. Pourquoi Israël ne veut pas la paix, ou alors exige une paix à ses conditions ? Pourquoi il n’y a pas en Israël une force politique qui s’oppose à la colonisation ? Pourquoi cet échec de la gauche sioniste, qui, elle, aurait accepté un compromis territorial ? Pourquoi, aujourd’hui, cette notion de « terre qui nous appartient » est-elle partagée par presque tout le monde en Israël ? Pourquoi donc le scorpion va piquer la grenouille qui le transporte, et se noyer ? La réponse à ces questions est dans la nature même du sionisme. Dans les contradictions du sionisme laïque, qui ne croit pas en Dieu mais fonde son « droit au retour » sur la Bible. « Dieu n’existe pas, mais il nous a donné cette terre. »Tous ont adopté cette idée d’un « droit historique », mais celle-ci porte en elle une autre contradiction. Car, même si l’on adopte le point de vue du sionisme, il faut noter que le « droit historique » devrait revendiquer la vraie Judée. Dans l’imaginaire juif fondé sur la Bible, c’est Bethléem, Hébron, le tombeau d’Abraham qui constituent la Terre sainte. Ce n’est pas le littoral, Jaffa ou Haïfa. Les sionistes laïques n’ont même pas la cohérence d’un juif religieux comme Yeshayahou Leibovitz, qui a immédiatement dit, après les conquêtes de 1967 : « Il faut se retirer sans condition des Territoires occupés. […] Cette terre n’est pas la propriété des juifs, elle est la propriété de Dieu. » Face à cette contradiction, les juifs laïques ont perdu. Et ce qui a gagné, c’est une symbiose entre religion et nationalisme. Car le sionisme est un nationalisme. C’est un nationalisme essentialiste et raciste. Israël est le pays le plus raciste des pays occidentaux. Il existe du racisme en France, mais il est puni. En Israël, il est dans la loi, dans l’éducation, dans les médias, il est partout, parce que partout il est dit que les juifs sont propriétaires de cette terre.