Yitzhak Rabin, le faucon devenu colombe

Ancien journaliste et diplomate, Éric Rouleau publie ses mémoires. Dans cet extrait, il porte un regard incrédule sur les accords d’Oslo et évoque les hésitations du Premier ministre israélien.

Politis  • 25 octobre 2012 abonné·es

En prenant connaissance du texte des accords d’Oslo, je me rends compte qu’ils ne règlent en rien les problèmes de fond opposant les deux antagonistes, lesquels se donnent cinq ans pour déterminer, entre autres, les frontières qui les sépareront, l’avenir des colonies juives en territoire palestinien, le statut de Jérusalem, le retour des réfugiés palestiniens dans leurs foyers. Rien n’est dit non plus sur l’avenir des Palestiniens au-delà de l’autonomie (bien limitée) qui leur est concédée. Interrogé après la cérémonie par des Palestiniens, je réponds que, malgré la vacuité du texte, je considère celui-ci comme une avancée. L’essentiel, à mes yeux, est qu’Israël reconnaisse la représentativité de l’OLP, et donc sa vocation à fonder un État palestinien. J’ajoute prudemment que l’épilogue des futures négociations israélo-palestiniennes dépendra uniquement de l’évolution du rapport de force entre les deux parties. Mon relatif optimisme est manifestement infondé, puisqu’il était prévisible qu’Israël et ses alliés devaient conserver, voire accroître, leur nette supériorité.

Les signes précurseurs de l’abîme qui va se creuser entre les intéressés ne manquent pourtant pas. Visiblement, Yasser Arafat et Yitzhak Rabin n’étaient pas sur la même longueur d’onde. Tandis que le président de l’OLP, la mine rayonnante, annonçait « la fin d’un chapitre de douleur et de souffrances » pour les deux peuples, le Premier ministre israélien, renfrogné, confiait, en se référant aux « crimes de sang » commis par les Palestiniens, que l’accord « n’était pas simple, ni pour [lui], ni pour le peuple israélien, ni pour la diaspora juive ». La gestuelle d’Yitzhak Rabin en disait également long sur son état d’esprit. Lors de la conclusion de la cérémonie, l’Israélien a du mal à serrer la main de Yasser Arafat ; il hésite, recule, avance, avant de passer à l’acte. […] Six mois plus tard, au cours d’une enquête en Israël et dans les territoires occupés, je constate que la « réconciliation » était une vue de l’esprit, que rien n’a changé sur le terrain, sinon en pire. Jérusalem-Ouest, agglomération moderne et opulente, demeure coupée de la partie orientale, pauvre et décrépite, alors que Juifs et Palestiniens n’osent pas franchir la ligne de démarcation pour se rendre dans la partie adverse de la ville. La frontière entre Israël et la Cisjordanie est tout aussi étanche. L’OLP, reconnue formellement, est mise en quarantaine, assumant des tâches de sous-traitance pour le compte des autorités israéliennes. Elle est tenue d’assurer la sécurité des colonies juives, d’assumer les coûts des services sociaux, de la santé, du développement et des infrastructures. Un colloque que la centrale des feddayins organisait et auquel j’étais convié n’a pu se tenir à Jérusalem, faute d’autorisation. Les responsables israéliens expriment volontiers en privé leur haine ou leur mépris envers l’organisation et son chef. Même Uri Savir, une « colombe » et l’un des principaux négociateurs d’Oslo, me dit en conclusion d’un réquisitoire : «  Nous avons humanisé Arafat après l’avoir diabolisé, mais il s’est révélé bien décevant… » Une autre « colombe », initiateur du dialogue avec Arafat, Shimon Peres, stupéfie par ce verdict tranchant : « L’OLP n’est pas une organisation politique, ses activités sont exclusivement terroristes. »

Quiconque s’intéresse au Proche-Orient sera passionné par le livre d’Éric Rouleau. Depuis ses premiers pas dans le journalisme par une interview du « guide suprême » des Frères musulmans, en 1947, jusqu’à sa nomination comme ambassadeur à Tunis par Mitterrand en 1985, qui fut pour lui un autre poste d’observation, Éric Rouleau a été de tous les rendez-vous de l’histoire dans cette région du monde. Il a pratiqué un journalisme comme nous l’aimons : à la fois scrupuleux dans la relation des faits et ne taisant jamais son opinion. Il faut lire le récit de sa rencontre avec Nasser, en 1963, quand le Raïs lui annonça son intention de libérer les prisonniers politiques. Il faut lire son dialogue, en 1969, avec Moshe Dayan qui vante cyniquement le mythe d’une « occupation libérale ». Il faut lire aussi l’extraordinaire portrait qu’il brosse de Yasser Arafat, « l’insubmersible » qui survivait grâce à un « principe immuable : ne jamais rompre avec quiconque, y compris et surtout avec ceux qui lui voulaient du mal » . Et tant d’autres jugements lucides sur les hommes et les événements.

D’où la férocité de la répression qui se poursuit jusqu’à l’intérieur des camps de réfugiés. D’où, encore, la multiplication des attentats-suicides. Les notables de Cisjordanie et de Gaza, quasi unanimes, dénoncent l’hypocrisie des accords d’Oslo, persuadés que ceux-ci sont conçus pour empêcher la création d’un État palestinien souverain. Haidar Abdel Shafi, personnalité la plus respectée de Gaza, m’apprend par exemple que, en guise de protestation, il a renoncé à présider l’équipe de négociateurs palestiniens. Il accuse le gouvernement d’Yitzhak Rabin d’avoir accéléré la construction de colonies juives en territoires occupés. Loin d’avoir fait retomber les passions, les accords d’Oslo accentuent la polarisation de l’opinion : des sondages indiquent que 75 % des Palestiniens sont favorables à la poursuite des attentats, tandis qu’une majorité d’Israéliens appellent de leurs vœux l’expulsion massive des Palestiniens de leurs foyers.

Le camp de la paix, encore bien vivant, se mobilise pour empêcher l’aggravation des tensions. Je rencontre le général Matti Peled à la sortie d’une manifestation à laquelle il a participé avec une trentaine d’autres généraux. Comme eux, il estime que les territoires conquis en 1967 ne servent nullement la sécurité d’Israël, bien au contraire. Ces hauts gradés appellent donc à la restitution de tous les territoires occupés en échange d’une paix totale et durable. Le général Abraham Tamir, l’un des principaux stratèges de l’armée, précise : « Il faut cesser de mentir aux Israéliens […]. Les accords d’Oslo qui octroient provisoirement l’autonomie aux autochtones nous font perdre un temps précieux. Il faut aller directement à un État palestinien, accompagné de strictes mesures de sécurité. » Le général Shlomo Gazit, ancien chef des services de renseignements militaires, a rassemblé quelque 800 officiers supérieurs (généraux et colonels) au sein de l’association « Paix et Sécurité » (Shalom ve Bitakhon), laquelle milite en faveur du même objectif. Yitzhak Rabin demeure sourd à ces appels, et on peut dès lors se demander pourquoi il a accepté de pactiser avec une OLP qu’il déteste si intensément. Le Premier ministre est encore, à l’époque, un « faucon » notoire. Il s’était illustré, pendant la guerre de 1948, par l’énergie qu’il avait mise à vider les villes de Lydda et de Ramleh de leurs 70 000 habitants palestiniens. La sécurité, à ses yeux, devait prendre le pas sur la paix. Quoique travailliste, il reprochait aux formations de droite leur « laxisme » vis-à-vis des populations occupées. Ministre de la Défense de 1986 à 1990, puis Premier ministre à partir de 1992, il fit régner la terreur en Cisjordanie et à Gaza : arrestations et déportations massives de « suspects » et démolition de leurs maisons, tirs à balles réelles pour disperser des manifestants, exécutions sommaires […], tueurs déguisés en Arabes. La répression échoua à mettre un terme à la première Intifada palestinienne, déclenchée spontanément à la fin 1987, une des principales raisons qui le conduisirent à rechercher un arrangement avec l’OLP. Celle-ci avait rendu sa tâche moins difficile en reconnaissant unilatéralement le droit à l’existence de l’État d’Israël.

Rabin n’est ni un visionnaire ni un fin diplomate, mais ses lacunes sont largement compensées par son pragmatisme. Shimon Peres me rapporte qu’il a contribué à la « conversion » du Premier ministre en lui expliquant qu’il serait capable de dompter l’OLP, doublement affaiblie sur la scène internationale par son soutien à Saddam Hussein, lors de l’invasion par l’Irak du Koweït en 1990, et, l’année suivante, par l’effondrement de sa principale alliée, l’Union soviétique. D’autre part, Yitzhak Rabin a constaté que les négociations successives avec les notables des territoires, puis avec des représentants officieux de la centrale palestinienne à Madrid ou à Washington, ont toutes avorté […]. Il lui fallait dès lors s’adresser directement à ceux qui détenaient la réalité du pouvoir, Yasser Arafat en tête. Il n’avait d’ailleurs pas d’autre issue, le roi Hussein ayant rejeté l’offre de récupérer une partie de la Cisjordanie qu’on lui offrait, Jérusalem-Est exclue : ainsi l’« option jordanienne » chère aux travaillistes israéliens mourait de sa belle mort. Tout indiquait cependant que Rabin n’avait nullement l’intention d’appliquer l’essentiel de l’accord qu’il avait paraphé. Dans la pratique, il ne respectait pas les échéances, proclamant sans vergogne qu’ « aucune date n’était sacrée ». […] Loin de réduire la tension, le redéploiement des forces d’occupation servait à accroître la répression et le contrôle des populations. En multipliant la construction de nouvelles colonies, il rétrécissait le territoire destiné théoriquement à un État palestinien auquel il était d’ailleurs résolument hostile. L’une des vedettes du camp de la paix, Michel Warschawski, dénonça ses « mesquineries », et Uri Avnery écrivit que « son pragmatisme n’est qu’une forme d’imbécillité ».

L’avenir ne tarda pas à leur donner tort. En quelques mois, le réalisme d’Yitzhak Rabin lui confère une lucidité exceptionnelle, qui va d’ailleurs le conduire à sa perte. Dès avril 1994, il déconcerte en déclarant tout de go que la colonisation n’a pas réussi à intégrer les territoires palestiniens, que l’ « armée d’occupation » dévalorise Israël, que les implantations juives constituent autant d’ « obstacles à la paix ». Il se rallie à l’opinion de Shimon Peres selon laquelle un « espace territorial » ne présente aucune valeur défensive. Deux mois plus tard, il revient à la charge au Parlement en dressant le bilan de l’Intifada d’une manière qui déclenche […] quolibets et injures parmi les députés de droite. Comment ose-t-il parler d’un « soulèvement populaire » contre la « domination honnie d’Israël », exprimer sa compassion pour les Palestiniens « qui ont connu des grandes souffrances pendant des générations », en particulier pour les 140 000 d’entre eux qui ont été embastillés dans les geôles israéliennes ! Le scandale est à son comble quand il commence à évoquer les pertes humaines dans les deux camps : un millier de Palestiniens tués contre 200 Israéliens, quelque 8 000 blessés chez les juifs et 20 000 parmi leurs adversaires[…]. Un mois avant son assassinat, il déclare – toujours au Parlement – qu’Israël ne peut continuer à gouverner un autre peuple contre sa volonté, que la Bible ne l’autorise pas, puisqu’elle n’est pas une collection de « cadastres ».

© Fayard, 2012

Idées
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