Anatomie intime de l’argent
Anne Théron révèle toute la profondeur de l’ Argent , du poète Christophe Tarkos.
dans l’hebdo N° 1227 Acheter ce numéro
Une allée surélevée et recouverte d’herbe bien verte, vestige sans doute d’une prairie disparue depuis longtemps. Autour, rien qu’une grisaille uniformisante. Une ombre dévoreuse de nature et d’humanité. Ou de l’état primitif quasi-rousseauiste antérieur à la domination de l’argent, que laisse imaginer l’Argent du poète Christophe Tarkos. Minimaliste au possible, la scénographie du spectacle mis en scène par Anne Théron dit à elle seule l’ancienneté de l’avalement de l’homme par l’argent. Sans pour autant verser dans le chaotique, encore moins dans l’apocalyptique. L’air que l’on respire, le sol que l’on foule sont contaminés par l’argent : la compagnie Les productions Merlin le constate et décrit le phénomène à travers les mots de Tarkos. Des mots qui fascinent et abrutissent, qui s’assemblent en des phrases enroulées sur elles-mêmes, aussi semblables entre elles que des jumelles dont la différence tient à un fil, à une intonation ou à une mimique à peine perceptible. « L’argent est la valeur sublime », le postulat initial du texte, est alors subtilement décliné tout au long de la pièce par un Stanislas Nordey habile à donner à l’intensité de son jeu une apparence aussi ambiguë que le long poème de Tarkos. Hurlant, se démenant comme une bête traquée par des chasseurs fous, proche d’un état de transe, l’acteur hypnotise. Mais son corps et sa parole sont mis au service d’une litanie verbale trop dense et répétitive pour retenir la pleine attention du spectateur, happée par l’ombre environnante et par un dispositif numérique qui sature d’images les murs de la salle.
Graphiques du coût des aliments, statistiques en temps réel, extraits de reportages sur la finance mondiale… Projetées tout autour de l’étroite bande de gazon servant de scène, ces informations pour la plupart incompréhensibles au profane entrent en résonance avec la poésie entêtante débitée par le comédien. Rencontre de deux grammaires, de deux systèmes d’expression très différents mais complémentaires. La présence de la danseuse et chorégraphe japonaise Akiko Hasegawa fait de cette confluence de deux objets un langage à part entière. Robotique autant qu’enfantine, sa gestuelle exprime le rapport de la chair et de l’intime à l’argent. Alors que Stanislas Nordey est tout entier imprégné par les flux économiques qu’il dépeint inlassablement, la danseuse semble légèrement en retrait. Elle est la nuance dont tout langage a besoin, la porte entrebâillée vers un ailleurs lointain, peut-être vers une plus grande liberté du corps par rapport à l’omnipotent argent. Avec le porte-parole du texte de Tarkos, elle forme un duo aussi complexe que l’ensemble Nordey-scénographie digitale. Aux violences et aux propos univoques de son partenaire-adversaire, elle oppose des solos de danse contemporaine ouverts à une multitude d’interprétations et de courtes interventions dans sa langue. Peut-être n’est-elle qu’une des nombreuses formes adoptées par la toute-puissance de l’argent. Peut-être au contraire commence-t-elle à y échapper, comme le héros de Fahrenheit 451 de Bradbury s’éloigne de sa société liberticide et antilittéraire.
Anne Théron et son équipe créent l’attente d’une critique du système financier, semblent souvent s’en approcher pour mieux s’en écarter. Avec cette suite d’attentes déçues, la pièce fait suivre au spectateur le mouvement de l’homme face aux balbutiements du système : habitué à compter ce qu’il voit et peut toucher, il se trouve désemparé face à la virtualité des nouveaux systèmes d’échanges. Il tente d’abord de se raccrocher à ses savoirs anciens, abdique à contrecœur et ne cesse de chercher une faille dans le nouvel ordre des choses. C’est donc du côté du public, d’ailleurs éparpillé autour du plateau-pelouse sans former de quatrième mur, que se trouve la critique de l’objet traité par Christophe Tarkos. Un appel indirect et d’autant plus puissant à la faculté d’être soi, contre toute forme d’oppression.