Emmanuelle Pireyre : Extraordinaire quotidien
Emmanuelle Pireyre, un écrivain hors des sentiers battus qui nous fait aimer la littérature. Par Véronique Pittolo*.
dans l’hebdo N° 1225 Acheter ce numéro
Le Prix Médicis a été décerné à Emmanuelle Pireyre ce mardi 6 novembre pour « Féerie générale », paru aux éditions de l’Olivier.
Depuis quelques années, Emmanuelle Pireyre construit une œuvre exigeante, protéiforme, avec la virtuosité de ceux qui possèdent un charme naturel sans chercher à séduire, bousculer, occuper le premier rang. Loin du nombrilisme autofictif, du reportage néo ou hyperréaliste rentable qui peuplent les tables des librairies, au-delà de la vague baroque, ampoulée, du retour à l’épopée, l’histoire, la grande guerre, elle propose une œuvre singulière, inclassable, moderne, explorant les frontières entre fiction et essai. Ses ouvrages sont denses, sans réel début ni fin, on les reprend, on les relit avec la même jubilation. Comment faire disparaître la terre (Seuil, 2006), ou Féerie générale et Foire internationale, qui paraissent aujourd’hui, constituent un panorama juste et lucide de l’époque et de ses travers, de son malaise, de ses fantasmes.
Si les Expositions universelles arboraient les progrès techniques dans le but affiché d’une compétitivité entre les nations, Pireyre ne fait pas de hiérarchie entre pavillon central et régional, zones satellites de notre inconscient, de notre capacité à absorber les injonctions (consommation, télévision, Internet, standardisation du désir, obsession pour la décroissance, écologie). Elle met en avant la part inintelligible de nos comportements, inframince, comme Duchamp relevait des détails dans le réel, la culture, sa représentation, par ajout ou soustraction. Ici et là sont décrits nos brèves réussites et nos échecs désopilants, dans une écriture alerte. Les vignettes narratives de Foire internationale présentent des personnages ordinaires, marqueurs d’appartenance à un métier, une zone, une habitude, urbaine ou rurale, générationnelle ou traditionnelle, un désir inhibé ou en voie de se réaliser . Ces situations nous rappellent quelque chose ou quelqu’un, on s’identifie sans psychologie larmoyante au voisin, au cousin, au collègue de travail. Souvent banales, ces tranches de vie sont légèrement décalées, perturbantes, ce qui leur donne un charme étrange, comme un niveau de géomètre pas tout à fait droit, auquel on finit par s’habituer : « Cécilia, qui a 7 ans et des cheveux noirs gaufrés, est fille d’antiquaires, ce qui inclut vivre dans une maison ressemblant à un garde-meubles. » Malgré l’ennui, le quotidien, la répétition, on se trouve projeté dans le merveilleux, la fable, une ambiance qui fait décoller. « J’ai souvent eu l’impression d’emprunter des discours tout faits comme on louerait des voitures pour le plaisir de les rendre à l’autre bout du pays complètement cabossées. » Le malaise social, la crise et la financiarisation deviennent des ready-made explorés, consultés, analysés, abandonnés.
Sans céder à la mode de la performance avec petit dispositif clignotant derrière (ou écran devant), l’auteure associe à ses livres des représentations scéniques sous forme de conférences, Power Point, fictions radiophoniques. La pièce de théâtre écrite pour Myriam Marzouki, Laissez-nous juste le temps de vous détruire, mettait en scène l’obsession écologiste et la croyance naïve au progrès. Outre l’aspect politique et social teinté d’ironie, Pireyre semble se poser et nous renvoyer, très directement, des questions fondamentales : Comment réagir face à un univers encombré de références ? Ou bien, sans pasticher Lénine : Que faire ? Que faire face à l’obscénité du capitalisme ? « Les traders ne sont pas naïfs, ce sont des gens cultivés de trente et un ans, ils adorent James Ellroy, ont lu passionnément Kafka et le journal d’Anaïs Nin durant leurs études. » La fin de Féerie générale est une réponse pleine de brio à la question de l’aliénation et de l’impuissance. La tournée nocturne du prof de philo dans le rêve du banquier est hilarante, certes, mais le rire ne sera pas l’unique rempart à la désolation. Heureusement, il y a la littérature, et Pireyre nous fait aimer la littérature. Grâce à elle, j’ai lu les Palmiers sauvages pour vérifier à quoi ressemblent, réellement, les jambes de Wilbourne et de Charlotte, indices ultimes d’émancipation : « J’ai cristallisé dans ses jambes notre violence qui ne veut pas se restreindre, notre irrationnel primitif qui pouffe et qui ricane, notre corps qui ne veut pas mourir, pas obéir… »
Saluons un auteur hors des sentiers battus de l’aristocratie d’avant-garde ou pseudo, des expérimentations invisibles, des produits bien faits mal faits, aussi vite oubliés que lus (Galligrasset, et j’en passe). Saluons les éditions Les Petits matins qui publient des auteurs excellents (Joseph Mouton, Cécile Mainardi), dont on parle trop peu. Emmanuelle Pireyre figure sur la liste des prix Médicis et Wepler. Cela prouve que la littérature demeure un espace de liberté dont la vocation ne se limite pas à créer des effets spectaculaires dans lesquels se reflète l’image de l’écrivain.
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