Inclassable Ivan Illich
Un colloque rend hommage au philosophe disparu il y a dix ans, dont la pensée suscite un regain d’intérêt en France.
dans l’hebdo N° 1229 Acheter ce numéro
Début novembre, une femme espagnole criblée de dettes se défenestre à l’arrivée des huissiers venus l’expulser de son appartement, à la demande d’une banque. « Le genre de geste qui aurait désespéré Ivan Illich », commente Martin Fortier. Le jeune philosophe est coorganisateur d’un colloque sur l’influence de ce singulier penseur, en commémoration des dix ans de sa disparition (voir encadré). « Il y aurait vu la marque de l’endoctrinement d’individus qui se perçoivent sans issue s’ils n’ont plus accès à la consommation. Le “gâteau” dont vous revendiquez une part, vous ne vous apercevez pas qu’il est empoisonné, rétorquait Illich. » À ce titre, Illich est l’un des auteurs préférés du courant de la décroissance. « Même si celui-ci ne s’y est jamais explicitement référé, Illich lui a fourni un grand nombre de ses instruments, notamment une féroce critique du “développement”, son analyse des impasses de la société industrielle ou la préconisation de l’a-consommation », reconnaît l’économiste Serge Latouche, l’un des chefs de file de la décroissance. Illich fascine par sa personnalité et le foisonnement de sa pensée. Né en 1923 en Autriche, qu’il devra fuir avec sa famille, pourchassée pour ses origines juives, il mène de brillantes études qui le conduiront à l’étude des cristaux, de l’histoire, de la philosophie, de la théologie. Il deviendra même prêtre, puis évêque ! Illich mettait au sommet la gratuité et le don, valeurs chrétiennes. Cependant, ce sont ses « pamphlets », rédigés avant les années 1980, qui assureront un rayonnement considérable à sa pensée. Ivan Illich y analyse les mécanismes d’aliénation des individus par les outils de la société industrielle, devenus contre-productifs. Sa charge contre l’automobile reste l’un de ses écrits les plus popularisés. En additionnant la durée passée au volant au temps de travail nécessaire pour assumer le coût d’un véhicule (achat, carburant, entretien, etc.), le philosophe en déduit sa vitesse intrinsèque : 6 km/h – l’allure d’un piéton.
Autres domaines de prédilection d’Illich dans son décorticage des contre-productivités : la santé et l’éducation. Ainsi, le risque de maladie est supérieur si l’on est soigné à l’hôpital plutôt que chez soi (en raison des infections nosocomiales), l’enseignement scolaire est déconnecté des vrais besoins des élèves, etc. Illich décrit les institutions sanitaires et éducatives comme des cléricatures plus soucieuses de se perpétuer que d’honorer leur mission, à l’image d’une Église chrétienne qui en prend tout autant pour son grade. Le Vatican forcera l’évêque iconoclaste à renoncer à ses fonctions dès 1969. Les analyses minutieuses de la contre-productivité ont été résumées en slogans provocateurs : la voiture immobilise, l’alimentation industrielle nous empoisonne, l’école fabrique des ignares, la médecine rend malade, etc. Pédagogique, mais hâtif. Car le philosophe ne rejette pas la technologie pour elle-même, il s’intéresse avant tout aux seuils qui, une fois franchis, rendent les systèmes contre-productifs. « Ainsi, sa critique des véhicules ne porte pas tant sur leur vitesse que sur l’irrationalité d’un mode de transport qui développe des outils contrecarrant sa visée première – se déplacer rapidement », précise Martin Fortier.
Illich est définitivement inclassable, convient Jean-Pierre Dupuy. Une partie de son public se montre même déconcerté quand le polémiste abandonne, dans les années 1980, son entreprise de démontage du contre-productivisme pour se consacrer à des analyses historiques plus techniques et méticuleuses (sur les sensations, le corps, le langage numérique…), assumant une quasi-disparition médiatique [^4]. « Il s’autocritique, jugeant ses analyses précédentes inopérantes face à des systèmes devenus insaisissables à force de complexité, et professe le don et l’amitié comme remède », indique Martin Fortier. « C’est une vision très pessimiste, admet Thierry Paquot. Illich considère que tout nous échappe désormais. Il ne resterait, comme espace d’autonomie, qu’à être en accord avec soi-même. » La pensée illichienne retrouve cependant une certaine vigueur en France depuis quelques années, avec un regain de publications et l’intérêt de jeunes universitaires. L’aggravation de la crise y contribue, remettant au goût du jour ses analyses performantes. Le philosophe Patrick Viveret relève pour sa part un appétit nouveau pour la convivialité, « avec la revendication par les altermondialistes d’une culture du “bien-vivre” inspirée par les Amérindiens ». Invitée à intervenir au Mexique dans l’un des grands colloques marquant les dix ans de la disparition d’Illich, la socio-économiste Silvia Pérez-Vitoria, de l’association la Ligne d’horizon, défend elle aussi une vision plus optimiste de la suite de l’Histoire. Spécialiste des nouveaux mouvements paysans, elle voit dans leur bataille pour la souveraineté alimentaire, l’autonomie, la gestion non-marchande des ressources naturelles ou le rejet de la propriété foncière une stratégie authentiquement illichienne en action.
[^2]: Il vient de publier une Introduction à Ivan Illich , La Découverte.
[^3]: La Convivialité , première édition en 1973, Seuil.
[^4]: La pensée d’Illich est néanmoins restée très vivace en Allemagne (où il a enseigné), aux États-Unis et en Amérique latine.