Notre-Drame-des-Landes

François Cusset  • 22 novembre 2012 abonné·es

Notre-Dame-des-Landes, linceul d’une autre politique, ou point de départ d’une improbable reconquête. Notre-Dame-les-Glandes, nom d’une honte, d’un scandale et d’une bataille acharnée, en ces confins du Grand Ouest où nous sont révélées, ces jours-ci, non seulement la supercherie qui se fait appeler de gauche, installée de nouveau au pouvoir, mais aussi, avec elle, l’illusion qu’une forme de vie alternative ne puisse être qu’esseulée, minoritaire, menacée d’écrasement par les armées de la Norme. Notre-Âme-qui-Débande, rappel enfumé, au milieu des fougères, à la vérité indépassable de la politique réelle, qui n’est ni le consensus des bien-pensants ni la gestion compétente des intérêts généraux, mais encore et toujours une très vieille arnaque : le service rendu aux puissants par les puissants, d’un air de connivence, sur le cadavre de la plèbe. Sauf que le cadavre bouge encore.

Ils sont quelques dizaines à bivouaquer dans le bocage nantais depuis plusieurs mois, leurs baraques de fortune démantelées régulièrement par les pelleteuses flicardes, leur petit peuple harassé bombardé à la lacrymo et évacué manu militari, tiré par les cheveux entre trois buissons atlantiques, même quand les yeux qui pleurent sont déjà ridés, et les cheveux qu’on tire largement grisonnants. Ils sont quelques centaines à les soutenir des quatre coins de France, pour venir en renfort quelques jours, envoyer des vivres, lever des fonds, ou juste faire circuler les pétitions rageuses et les textes drolatiques d’être à ce point amers. Ils sont quelques milliers à se sentir solidaires, ** plus passivement, avec ce mélange de frilosité et de fatalisme qui dissuade d’en faire plus qu’une juste cause, un sujet à brandir au dîner pour réveiller la tablée. Tous les ingrédients, pourtant, sont réunis là-bas, à Notre-Drame-des-Landes, qui résument à eux seuls notre moment politique, son impuissance, son abjection, ce qu’il requiert aussi de résistance active. Ce projet d’Ayrault-port mégalomane et inutile a été vendu il y a quelques années par le maire de Nantes aujourd’hui Premier ministre au géant Vinci, fleuron français du BTP et des services routiers, qui est surtout l’un des acteurs clés de la précarisation du travail et de l’expropriation du commun aux quatre coins du globe.

Ce projet pharaonique, d’autant plus choquant en période de vaches maigres budgétaires et d’austérité sociale, s’autorise d’un rêve low cost qui est le fonds de commerce du cauchemar néolibéral : l’accès de tous, ou presque, au tourisme de masse, aux charters surpeuplés, aux villages-vacances et à l’exotisme de carton-pâte, même quand il se fait aux dépens des « paradis » concernés – car si l’on remplace l’aéroport existant par celui de Vinci, c’est bien pour que Nantes puisse avoir à son tour, comme Lyon ou Bordeaux, sa liaison directe avec Djerba, la Guadeloupe, et autres Açores. Et ce projet, bien sûr, en rasant les lopins de petits cultivateurs, en ravageant les réserves naturelles de Loire-Atlantique, en envoyant pointer à Pôle emploi les paysans expropriés, déverse ses pelletées de béton et ses océans de kérosène sur une chimère qui fut de courte durée : l’idée que l’écologie puisse être autre chose pour les socialistes qu’un faire-valoir électoral, une tactique d’alliance, une touche de couleur pour paysage idéologique de plus en plus atone. Soit. On dira que ce n’est pas bien grave, que la « guerre » dont s’émeuvent les militants en question n’a quand même rien à voir avec celle qui ensanglante la Syrie ou le Mexique, et que les perdants, une fois remis de leurs ecchymoses, pourront reprendre librement leur tractage et leurs intermittences du spectacle – au contraire de leurs homologues moscovites ou palestiniens, qu’on embastille pour moins que ça.

Mais à entendre les voix cassées de ces combattants du bocage, à lire leurs exordes lyriques, à peser leurs arguments si tangibles, qui ont tout le poids de l’existence, on se dit aussi que cette lutte, même perdue d’avance, n’en est pas moins cruciale, vitale, et que ces vies « autonomes » au nom desquelles elle a lieu sont quelque chose que notre pouvoir à nous proscrit avec autant d’intransigeance, et de violence, que Tsahal interdit les manifs de Ramallah, ou que Vladimir Poutine réprime les happenings des Pussy Riots. Oui, c’est notre guerre à nous, et personne ou presque ne s’en est rendu compte. C’est dommage : alors qu’on nous serine depuis trente ans l’absence d’alternative, il y en a une là-bas, près de Nantes, brinquebalante et bricolée, avec ses clowns à banderoles et ses pacifistes en béquilles, avec ses vieux rusés et ses jeunes énervés, une qui reste debout sous les tirs des Flash-Balls, dans un corps-à-corps crépusculaire, et dans l’indifférence générale. Une qui pourrait succomber sans qu’on lève le petit doigt. Il n’y a pas de plus cuisant symbole, en tout cas, de la distance abyssale, existentielle autant que socio-économique, qui sépare désormais la gauche en cravate de la foule sentimentale (comme disait la chanson) qui l’a portée au pouvoir il n’y a pas si longtemps.

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