Réengagez-vous, camarades intellectuels !
Après plusieurs décennies d’un retrait de la scène des luttes sociales, émerge un nouveau désir d’implication, largement véhiculé par Internet.
dans l’hebdo N° 1229 Acheter ce numéro
Après ces pages de (triste) constat de la « décomposition intellectuelle » de la gauche (Philippe Corcuff), doit-on sombrer dans une dépression aiguë ? Avec l’avènement de l’hégémonie néolibérale dès la fin des années 1970, beaucoup d’intellectuels se sont en quelque sorte retirés dans leur tour d’ivoire. Pourtant, certains signes donnent l’espoir aujourd’hui de les voir renouer avec la gauche des rapports qui, longtemps, avaient semblé aller de soi. Durant cette période de repli, nombre d’intellectuels s’étaient contentés d’apposer leur nom en soutien à des candidats aux élections. Toutefois, depuis la présidentielle de 2007, ceux-ci leur préfèrent des personnalités du « show-biz ». Seul, en 2012, Jean-Luc Mélenchon a pu s’enorgueillir du concours de pas moins de… 1 000 chercheurs et intellectuels. À partir de cet élan, on peut considérer que l’initiative du Parti de gauche, le 1er décembre, de lancer des « Assises pour l’écosocialisme » traduit chez ce parti le souhait de resserrer des liens distendus avec les intellectuels, autour d’un thème encore assez méconnu en France (voir p. 35), mais aussi, sans doute, la volonté de renouer avec les utopies.
Cela suffit-il pour parler de renouveau des liens entre le monde de la pensée et la gauche ? Certes pas. Toutefois, le désir d’engagement d’un bon nombre d’intellectuels est aujourd’hui palpable. Déjà, sous l’ère Sarkozy, observant les appels successifs de certains d’entre eux sur différents thèmes, le psychanalyste Roland Gori avait cherché à rassembler les protestations contre un pouvoir inique, en rédigeant le fameux « Appel des appels », lancé en janvier 2009, qui a recueilli l’adhésion assez spectaculaire de plus de 85 000 personnes depuis. De même, chez les économistes, les représentants de différents courants de pensée progressistes (keynésiens, néomarxistes ou altermondialistes) se sont regroupés en France à l’automne 2010, au plus fort de la crise de la dette dans la zone euro, en publiant leur Manifeste d’économistes atterrés. Les quatre initiateurs de cette démarche, Philippe Askénazy (École d’économie de Paris, CNRS), Thomas Coutrot (coprésident d’Attac France), André Orléan (CNRS, EHESS), Henri Sterdyniak (Observatoire français des conjonctures économiques), se déclaraient « atterrés » de voir que rien n’a changé dans les discours et les politiques économiques qui ont conduit à la plus grave crise financière de l’après-Seconde Guerre mondiale. Le succès rencontré par ce manifeste a mené à la création d’une association en France et, récemment, d’un Réseau européen d’économistes progressistes pour sortir l’Europe de la crise engendrée par le néolibéralisme et la finance.
Ces initiatives sont sans doute la preuve que les choses commencent à bouger. Bien sûr, le bouleversement dû à Internet facilite grandement les contacts entre champ intellectuel et mouvements sociaux. Par ailleurs, quoique discrètes pour le grand public, de nombreuses revues mènent depuis parfois plusieurs décennies un travail de « mise en connexion et d’hybridation entre recherche universitaire et espace des mouvements sociaux[^2] ». Citons entre autres Mouvements, Contretemps, Vacarme, Multitudes, Réfractions, Mondes du travail, la Revue des livres, Savoir/Agir, Lignes ou Agone, mais aussi EcoRev’, Anthropia ou la Décroissance, pour les écologistes et les décroissants. Plus largement, les rapports entre les intellectuels engagés et les mouvements sociaux se font désormais essentiellement par réseaux. Certes, cette caractéristique a souvent pour conséquence une segmentation des engagements, déplorée par Philippe Corcuff et d’autres, sans renouer avec les utopies ou du moins un cadre d’analyse globalisant. Mais elle a l’avantage de permettre des réponses rapides à des événements ou à des projets de réforme, comme les mobilisations à travers le monde des Anonymous, des Indignés ou des mouvements Occupy l’ont montré. Des connexions par réseaux qui ne sont pas sans rappeler finalement l’espace des possibles sous forme de rhizomes, conceptualisé par Gilles Deleuze dès la fin des années 1970. Michel Foucault avait d’ailleurs prédit : « Un jour, peut-être, le siècle sera deleuzien » … Le même Foucault, dans un entretien de 1972 avec Gilles Deleuze [^3], soulignait d’ailleurs : « Chaque lutte se développe autour d’un foyer particulier de pouvoir […]. Et si désigner les foyers, les dénoncer, en parler publiquement, c’est une lutte, […] c’est parce que prendre la parole à ce sujet, forcer le réseau de l’information institutionnelle, c’est un premier pas pour d’autres luttes. » Encore un effort, camarades intellectuels !
[^2]: Où est passée la critique sociale ? , Philippe Corcuff, La Découverte, 2012.
[^3]: « Les intellectuels et le pouvoir. Entretien Foucault-Deleuze », in L’Arc, n° 49, « Deleuze », mai 1972 (rééd. Éd. Inculte, 2005).