Un Cesare Battisti dépolitisé

Dans son ouvrage sur le militant d’extrême gauche italien, le journaliste Karl Laske s’en tient à la version judiciaire et policière.

Olivier Doubre  • 22 novembre 2012 abonné·es

Quiconque a un jour croisé Cesare Battisti a pu s’apercevoir d’emblée qu’il n’était pas un tendre. Né en 1954 dans une famille communiste dans la province de Latina, début du Mezzogiorno pauvre et sous-industrialisé, il a en effet commis son premier vol à main armée à l’âge de 20 ans, et a été condamné à trois ans de prison. À la centrale d’Udine, il rencontre Arrigo Cavallina, ancien du groupe Potere Operaio (« Pouvoir ouvrier »), condamné pour « association subversive » et la préparation d’un attentat contre une usine milanaise. Encore peu politisé, Cesare Battisti discute beaucoup avec Cavallina, qui soutient la nécessité d’un rapprochement de « l’avant-garde ouvrière » et du « prolétariat marginal », en particulier les détenus. C’est un mouvement qui se développe alors dans l’Italie des années 1970. À sa sortie de prison en 1977, alors que le mouvement contestataire né en 1968 connaît un second souffle avec une nouvelle génération militante – le « mouvement de 1977 » –, Battisti et quelques autres, la plupart issus de groupes de la nébuleuse de l’Autonomie ouvrière, fondent à Milan les Prolétaires armés pour le communisme (PAC). Une organisation plutôt mineure par rapport aux groupes armés qui sont alors légion en Italie, notamment les Brigades rouges ou Prima Linea. Outre des braquages pour financer le groupe, les PAC revendiqueront la « jambisation » (tirs dans les jambes) de deux gardiens de prison, connus pour leur violence envers les détenus, puis exécutent deux commerçants, sympathisants néofascistes et adeptes de l’autodéfense (l’un d’entre eux a tué un jeune voleur sans être condamné).

Le livre de Karl Laske retrace l’existence de Cesare Battisti jusqu’à sa fuite au Brésil en août 2004, après qu’il s’est réfugié en France et a failli être extradé en Italie (où il a été lourdement condamné par contumace). Longtemps à Libération (où il a signé de belles enquêtes), aujourd’hui à Mediapart, Laske est d’abord un journaliste d’investigation. Or, cette « première contre-enquête » sur Battisti, comme le proclame la quatrième de couverture, montre justement les limites du genre. Si quelques éléments du contexte de l’époque sont bien intégrés au récit des actions des PAC, le livre s’en tient aux seuls faits, presque toujours établis à partir des interrogatoires de police et surtout des décisions de justice. Sans mise en relation avec les luttes sociales et la violence politique alors diffuse dans la péninsule. Certains ont pourtant parlé de « guerre civile de basse intensité » ou (comme des ministres eux-mêmes) de « guerre » tout court.

Avec pour seule grille de lecture que la « vérité » judiciaire, un lecteur peu informé peut à bon droit se demander quelle mouche a bien pu piquer Battisti (et sa vingtaine de camarades) pour qu’il se mette à tirer tous azimuts. Un exemple assez accablant de cette « vérité » apparaît dans l’affirmation sans précautions de la culpabilité des dirigeants de Lotta Continua, à partir de leurs condamnations pour le meurtre en 1972 du commissaire Calabresi, considéré alors comme le responsable de la mort d’un anarchiste accusé à tort d’un attentat commis par l’extrême droite. Ces décisions judiciaires ont pourtant provoqué moult protestations et interrogations, notamment par la voix de l’historien Carlo Ginzburg ou du prix Nobel de littérature Dario Fo. Le mobile politique des violences infligées par les PAC est en quelque sorte gommé par des centaines de pages de descriptions sanglantes. Plus généralement, la radicalisation de l’extrême gauche italienne au fil des années 1970 est réduite à quelques pages, et ses causes et son contexte sont peu ou mal explicités. Ainsi, les attentats aveugles d’extrême droite dans des banques, des trains ou la gare de Bologne en 1980 (85 morts et plusieurs centaines de blessés) ne sont mentionnés que… dans une note de bas de page. Et les aveux extorqués sous la torture par les policiers sont intégrés sans autre forme d’interrogation au récit. On peut donc s’interroger sur la raison d’être de ce livre, alors que Battisti est aujourd’hui libre au Brésil, après le refus du président Lula de l’extrader. Si l’enquête de Karl Laske avait pour but de prouver la culpabilité de Battisti (qui fut exclu en 1983 de l’asile accordé par la « doctrine Mitterrand »), elle y parvient parfaitement. Mais l’auteur se contente de faire un livre uniquement à charge, sans explication historique ou politique – ou si peu. On aurait aimé un livre d’historien. La doctrine Mitterrand voulait « sortir de la guerre civile en Europe », comme le souligne un réfugié italien ; il fallait un sens historique certain pour la concevoir et la mettre en œuvre. Karl Laske est donc passé en grande partie à côté de son sujet.

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