Vers un nouveau Larzac ?

En déclenchant une lourde opération militaire contre les occupants du site où est prévu l’aéroport très contesté, le gouvernement suscite une révolte dans tout le pays.

Patrick Piro  • 1 novembre 2012 abonné·es

Il y avait deux yourtes, il ne reste qu’une esplanade calcinée, quelques tôles tordues et une carcasse de gazinière. L’habitation a été incendiée par les projectiles des forces de l’ordre. « Par chance, elle était vide, mais rien n’indique que les assaillants le savaient ! », s’élève un témoin. Plusieurs cabanes de la Bellich’ ont été réduites à un tas de planches. Tente communautaire, éolienne, caravanes, atelier, bar de plein air… tout a été précipitamment abandonné lors de l’assaut. Mardi 16 octobre, une petite armée de 1 200 CRS et gardes mobiles cerne le site de Notre-Dame-des-Landes, à trente kilomètres au nord de Nantes. Il s’agit de faire exécuter « dans les règles » un ordre d’expulsion visant quelque 150 personnes installées illégalement dans la zone promise à la construction d’un aéroport très contesté. Au Bel Air, au Coin, à l’Isolette, au Pré Faillit, au Liminbout, à Saint-Jean du Tertre, aux Planchettes, à la Sècherie, c’est la même scène : les routes sont coupées, les troupes donnent l’assaut et extirpent les récalcitrants, les pelleteuses entrent en action. Geneviève Coiffard-Grosdoy, militante sexagénaire, a eu deux doigts cassés et sa caméra lui a été arrachée.

Onze maisons et quatre « hameaux » , créés de toutes pièces dans le bocage par les occupants, sont rasés. L’opération « César », qu’un communiqué présomptueux de la préfecture annonce achevée à 10 heures, aura duré près de vingt-quatre heures. Au Sabot, jardin potager communautaire de plusieurs milliers de mètres carrés, les occupants ont tenu toute la nuit [^2]. Ils ramasseront plus de 200 tubes de grenades lacrymogènes. Les émanations ont empoisonné toutes les cultures. Pour le conseil général, le concessionnaire Aéroports du Grand-Ouest (AGO, détenu par Vinci) ou la préfecture, il s’agit de « squatters anarchistes »  ; les paysans locaux les dénomment « nouveaux habitants »  : un monde entre les deux. En 2009, à la suite d’un camp estival local sur le dérèglement climatique, plusieurs participants envisagent de s’installer à Notre-Dame-des-Landes : des maisons et terrains se libèrent dans le périmètre de 2 000 hectares retenu pour le projet, à la suite des premières expropriations auxquelles consentent certains habitants. Idéalistes contestataires, non-violents, sans-domicile-fixe, anciens VRP en rupture de société, bac +10… des dizaines de personnes, parfois venues des pays voisins, convergent vers la zone d’aménagement différée – ZAD, prestement rebaptisée « zone à défendre », voire « d’autonomie définitive ». Ils occupent des bâtisses, érigent des cabanes (parfois dans les arbres) et des yourtes, ancrent des caravanes, aménagent des espaces collectifs, cultivent… « Et avec notre bénédiction : nous avions compris que la désertification des lieux précarisait notre lutte, souligne Claude Colas, membre de l’Association citoyenne intercommunale des populations concernées par le projet d’aéroport (Acipa). Et on a toujours dit qu’on les soutiendrait en cas d’expulsion. »

Collectifs d’élus (Cédpa), de citoyens (Acipa), de paysans (Adeca) : les principales associations d’opposants à l’aéroport avaient demandé à être reçues d’urgence à la préfecture du département, maîtresse d’œuvre de l’intervention militaire sur le site de Notre-Dame-des-Landes. Jeudi 25 octobre, trois de leurs représentants sont accueillis par deux sous-préfets, pour une rencontre de deux heures qualifiée de « très tendue » par Françoise Verchère, conseillère générale (PG). « Nous étions venus demander l’arrêt des expulsions, en tentant de convaincre nos interlocuteurs de leur caractère très contre-productif. »

Mais la délégation se retrouve sur le banc des accusés en raison de son soutien à « une occupation illégale » menée par des « terroristes »  ! Françoise Verchère, éberluée, met en garde sur la gravité de l’accusation. « Pratiques terroristes » , concèdent les hauts fonctionnaires, qui entendent qualifier les agissements des occupants, à savoir : quelques tags rageurs sur des bâtiments du site de Notre-Dame-des-Landes, et le caillassage de la voiture du préfet. Des éclaircissements seront livrés sur la stratégie des forces de l’ordre : il s’agit de « nettoyer la zone » et « d’empêcher toute réinstallation » . Et, comprennent les militants, de diviser les pôles de résistance. « Cerise sur le gâteau , reprend Françoise Verchère, la préfecture exige que nous dénoncions les activités des “squatteurs” ainsi que les menaces exprimées contre AGO-Vinci. Nous avons le sentiment qu’ils ne comprennent pas ce qui se joue réellement sur le terrain… »

À deux kilomètres du bourg de Notre-Dame-des-Landes, les expulsés se sont réfugiés par dizaines à la Vache Rit, un corps de ferme prêté par un agriculteur. Une ruche aux allures de centre d’urgence et de local de campagne électorale. La chaîne d’entraide a acheminé des centaines de kilos de nourriture, des dizaines de pulls, de pantalons et de paires de bottes. « Et des chaussettes sèches ! Il est tombé des cordes, tout était trempé », témoigne Arnaud [^3]. Des grands panneaux sont couverts de listes de matériel à récupérer, de tâches à exécuter, d’informations pratiques. Les djembés chauffent l’ambiance, les cuistots du jour préparent des litres de ragoût de légumes, avant le démarrage d’importantes réunions : définir les opérations de résistance de la fin de semaine, préparer la fête du soir dans une des maisons visées par les arrêtés d’expulsion, définir la riposte des jours à venir.

Marie-Chantal Leroy, qui habite à une dizaine de kilomètres, débarque avec une marmite de soupe de pois cassés. Marie-Thérèse Cogrel, du Collectif d’élus doutant de la pertinence de l’aéroport (Cédpa, qui regroupe plus d’un millier d’élus en France), est venue donner un coup de main, comme Agnès Guitet, qui a roulé 70 kilomètres depuis son village : « Je suis une simple citoyenne qui a mis du temps à se bouger les fesses, mais si l’aéroport se construit, c’est la fin de notre bocage à tous ! » Claude Herbin, agriculteur au Liminbout, accompagne les délogés avec une détermination décuplée. La bâtisse mitoyenne de sa maison a été rasée par l’opération commando, et il est lui-même sous le coup d’une expropriation. Occupant « légal », il fait partie du groupe des paysans qui refusent de partir. Certains s’étaient mis en grève de la faim lors de la présidentielle : Hollande, sentant monter le scandale, avait promis qu’aucune expulsion n’aurait lieu tant que toutes les procédures en cours n’auraient pas été épuisées. Mesure dont il fallait comprendre que les « squatters » étaient exclus. Ces derniers l’affirment et le répètent : les questions logistiques leur sont secondaires. Alain Bretesché, paysan à La Rolandière, qui en accueille quelques-uns sur son terrain, s’étonne encore : « Certains ont déjà vécu ici quatre hivers dans des logements de fortune, sans rien demander à personne… » « Nous n’avons jamais été aussi nombreux, ça fait chaud au cœur, se félicite Arnaud. Aujourd’hui, les gens font la synthèse entre leurs préoccupations et notre lutte, nous ne sommes plus perçus comme des idéalistes à cheveux longs, des punks à crêtes, des routards à chiens, des marginaux individualistes… On comprend désormais la nature politique de notre projet ! »

Inclassables, ces « nouveaux habitants ». Inspirés par la décroissance, souvent bio jusqu’à la moelle, non-violents, libertaires, champions de la récupération et du recyclage, vivant dans une grande sobriété. Dans la conversation surgissent quelques maîtres principes qui soudent cette petite société, constituée depuis plus de trois ans à l’abri des haies et dans les replis des champs abandonnés. « Fondamentalement opposés à ce système capitaliste et marchand dans l’impasse, dont le projet d’aéroport est un emblème, nous y participons le moins possible, résume Camille. Plutôt que de gueuler de temps à autre dans la rue, nous inventons des alternatives concrètes au productivisme. Le maraîchage bio, l’autonomie électrique, le rejet de la surconsommation sont pour nous des évidences. » La ZAD est empreinte de pratiques communautaires : potagers, cantines et boulangerie, bibliobus, rassemblements et fêtes, production de textes en groupe. « Nous rejetons le formatage des modes de vie, nous sommes très attachés à la diversité de nos cultures, à nos pratiques égalitaires et “anti-autoritaires”, intervient Christelle. Pas de chef ni de porte-parole médiatisé, pas de spécialistes devenant indispensables, pas de prise de pouvoir des grandes gueules sur les timides… Les pouvoirs publics n’ont jamais compris ce qui se vivait ici. Chaque jour passé ensemble a renforcé ce que nous avons construit et les liens qui nous unissent. » À la Vache Rit, à la Sècherie, au Sabot, on s’affirme très résolus à tenir le coup après ce raid qui rappelle des méthodes du monde latifundiaire latino-américain. « Il n’y avait aucune nécessité de raser des maisons avant 2014, souligne Arnaud. Vinci et consorts pensent que le froid achèvera de briser la résistance… Ils se fourvoient lourdement. On reviendra. » Vendredi dernier, les forces de l’ordre s’étaient évanouies [^4], mais les zadistes, convaincus de l’imminence d’autres interventions, sont passés en mode riposte. Des vigies surveillent les sites en permanence, signalant tout mouvement suspect. Les informations tournent en boucle sur Radio-Klaxon, l’émetteur de la ZAD (sur 107.7 MHz, la fréquence d’informations routières… de Vinci) : une manifestation « de réoccupation » a été décidée pour le 17 novembre [^5], et « on cherche d’ores et déjà cuisines collectives, chapiteaux, musiciens, cabanes en kit, matériaux, outils, tracteurs… »

[^2]: Des vidéos circulent sur Internet.

[^3]: Les occupants donnent des prénoms d’emprunt pour éviter d’être ciblés par les investigations.

[^4]: L’intervention aurait coûté entre 0,5 et 1 million d’euros.

[^5]: Voir le site zad.nadir.org

Écologie
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