Camping de Bénodet, 14 juillet 1976

Marie-Édith Alouf  • 13 décembre 2012 abonné·es

Une digression en appelle une autre. Après tout, c’est bien le moins, non ? C’est que celle de Thierry Illouz sur le pouvoir magique des chansons m’a touchée (voir Politis n° 1225). À l’égal des pavés de Venise pour Proust, écrit-il, celles-ci « contractent le temps et l’espace, enferment un instant de nos vies qu’elles embaument, qu’elles conditionnent et qui, comme un parfum, une saveur, une sensation, peut à tout instant revenir nous frapper et nous submerger ». Et le fait que celles-ci soient du genre moqué ou méprisé de « variétés » n’y change évidemment rien. Si le texte de Thierry Illouz m’a touchée, ce n’est pas seulement parce que, à titre personnel, la ritournelle la plus bêtasse des années 1980 [^2] me renvoie toujours instantanément – comme par un raccourci clavier de la mémoire – au 14e étage de la tour Keller, dans le XVe arrondissement de Paris, à la soirée des dix-neuf ans de mon amie Isabelle, où, bien après minuit, Gérard en sa splendeur était venu me rejoindre (alors que je m’étais résignée à sa mortifiante absence), vêtu d’un smoking et d’une écharpe de soie blanche, car, m’expliqua ce grand raconteur d’histoires pour filles d’une naïveté à gifler, il revenait de la cérémonie des Césars [^3].

Ce n’est pas non plus parce que, jusqu’à la fin de mes jours, je ne pourrai écouter « la Parisienne » de Marie-Paule Belle sans entendre mon père, dans sa quarantaine sinon athlétique du moins alerte, la chanter à tue-tête dans la Simca 1100 verte qui nous conduisait en à peine treize heures trente (et trois arrêts-dégueulis) à 800 kilomètres de chez nous. Et nous revoir, ma sœur et moi, sur la banquette arrière (alors dépourvue de ceintures), la cage du hamster Sam (à moins que ce ne fût du lapin Pouf) sur les genoux, reprenant en chœur et dans l’ignorance totale du sens de ces mots : « Je ne suis pas nymphomane, on me blâme, on me blâme. » Ah ! les beaux embouteillages sous le tunnel de Fourvières… Non, si cette digression m’a émue, c’est surtout parce qu’elle m’a soudain projetée dans une scène dont j’ai été témoin il y a quelques mois, vers 7 h 30 du matin, à la station République. Si vous fréquentez le métro parisien, vous les connaissez forcément. Ils sont là depuis à peu près quarante-cinq ans (et bizarrement ils n’ont pas changé) : un groupe d’Andains avec ponchos, flûtes de pan et scies latinos qui vous trottent dans la tête pendant trois jours (jusqu’à ce qu’une attente téléphonique vous mette le Boléro de Ravel à la place).

Ce matin-là, pourtant, il n’était question ni de condor qui passe ni de cucaracha qui ne peut cheminer. Non, les hommes à ponchos jouaient « Capri, c’est fini », tube planétaire d’Hervé Vilard sorti en juin 1965, machine à slows redoutable aux odeurs de sable mouillé et d’huile solaire. En fin de journée, généralement, les Andains ont du monde. Mais, à l’aube blême, le peuple métropolitain marche vite dans les couloirs vers son turbin, sa fac ou son collège. Aussi leur public était-il réduit à une personne. Un homme. La soixantaine. Ou peut-être moins, car l’homme, abîmé, était manifestement un sans-abri.

Assis par terre en tailleur à côté de son sac délavé, il souriait. En fait, c’était plus qu’un sourire : il avait franchement la banane. Aux anges. Là, dans le métro du matin, après une nuit sans confort, à écouter « Capri, c’est fini » à la flûte de pan, un gobelet de café à la main. En regardant son visage maigre, j’ai compris que l’homme souriant n’était plus sous la terre parisienne. Il était au camping de Bénodet (ou Banyuls, ou La Baule-les-Pins) en 1976, cet été où il a fait si chaud et où il a emballé Sylvie (ou Marie-Christine, ou Jean-Jacques) sur « Capri, c’est fini ». Il faisait sûrement tiède et lumineux, ce soir du 14 Juillet. Il était venu en stop, repartirait sans doute avec des copains rencontrés sur place. Il avait écrit une carte à ses parents, grattouillé sa guitare devant la tente, mitonné des trucs sur son Butagaz. À la rentrée, il retournerait au boulot ou bien il en changerait (on en trouvait encore). Pour quelques minutes magiques, par la grâce des sons, cet homme (parmi tant de milliers d’autres) qui a la vie la plus dure qu’on puisse imaginer était jeune et plein d’avenir, bronzé, heureux.

Oui, les plus futiles ritournelles « ont un pouvoir secret et fascinant ». Oui, les chansons fusionnent notre passé et notre présent, dans un mélange de douceur et de douleur. Elles unifient notre vie et notre être au-delà des rides acquises et des bonnes joues perdues. En tournant le dos à cet homme et aux Andins matinaux pour rejoindre mon quai, j’ai pensé à Rimbaud et à son Dormeur du val  : « Nature, berce-le chaudement, il a froid. » Oui, flûtes de pan de la République, bercez-le chaudement de cet air de variété, de ces rimes à deux balles, de cette émotion qu’on dit facile, car le garçon heureux du camping de Bénodet a lui aussi deux trous rouges au côté droit.

[^2]: « Femme libérée », de Cookie Dingler. Je vous avais prévenus.

[^3]: Cela dit, peut-être que ce coup-là, c’était vrai, comment savoir ? En revanche, cette soirée chez Pamela où j’ai noyé mon attente dans un verre de Malibu, je suis certaine qu’en vrai son meilleur ami n’était pas mort.

Digression
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