De la réalité des conflits de religion
Georges Corm analyse les causes profondes, historiques et politiques, du « retour au religieux » au Moyen-Orient.
dans l’hebdo N° 1232-1234 Acheter ce numéro
Chaque livre de l’économiste et historien libanais Georges Corm est un événement pour qui souhaite comprendre le Proche et le Moyen-Orient, et, au-delà, les formes d’organisation de nos sociétés désormais muticulturelles. Dans son dernier ouvrage, il plaide pour la laïcité, c’est-à-dire précisément contre les doctrines multiculturalistes. Corm ne nie pas le « retour du religieux », mais il en conteste les fondements objectifs. Si « retour » il y a, il n’y a pas pour autant disparition des causes profondes des conflits, qui, elles, ne sont pas religieuses. Ainsi, le conflit israélo-palestinien, dont il souligne avec force la centralité, reste, en dépit des enfumages idéologiques, un antagonisme de nature coloniale. Le livre se présente d’abord comme une histoire analytique d’un changement de paradigme à partir des années 1980, au cours desquelles s’impose un « prétendu retour du religieux ». Il montre qu’il s’agit d’une « instrumentalisation du religieux », avec la théorie des guerres des civilisations conceptualisée un peu plus tard par Samuel Huntington.
Ce processus émerge d’une culture anglo-saxonne fondamentalement antilaïque. Corm propose des pages remarquables sur le « sécularisme », qui n’est pas, dit-il, la laïcité, mais son exact contraire. Il montre que la « sécularisation » résulte de la Réforme. Alors que le catholicisme avait, paradoxalement, rendu possible la laïcité en séparant « le monde des clercs de celui des laïcs », le protestantisme a « aboli cette séparation ». Il « sécularise » et, ce faisant, situe la religion « totalement dans la cité ». Si le pouvoir spirituel disparaît, le pouvoir temporel est chargé d’assurer à la religion « une place centrale dans la vie de la cité ». La séparation laïque devient alors impossible dans les pays à dominante anglicane. On comprend comment la culture politico-religieuse américaine sera à la fois la base du combat pour la « démarxisation » des sociétés du tiers-monde et pour une « réislamisation » dont l’Arabie Saoudite et le Pakistan seront « les piliers fondamentaux ». La réflexion de Corm est d’une grande actualité, avec la résurgence du conflit israélo-palestinien et les débats constitutionnels en Égypte et en Tunisie. Mais, si l’analyse du « retour au religieux » est passionnante, et s’inscrit dans l’héritage intellectuel de Lotfallah Soliman, on aurait aimé un prolongement d’analyse à cette « laïcité laïcisée » dont il nous parle tout près de sa conclusion. Car la laïcité, comme Dieu, est dans les détails. Elle peut être un dogme instrumentalisé par nos islamophobes, ou un principe philosophique qui intègre les rapports de force sociaux. L’ambiguïté n’est pas vraiment levée.