La famille des militants
Le tome VIII du Maitron paraît en même temps que l’extension en ligne de cette encyclopédie du mouvement ouvrier et social.
dans l’hebdo N° 1232-1234 Acheter ce numéro
Un album de famille. Avec ses grandes figures, ses héros, ses personnages admirés, les autres plus secondaires, ses « moutons noirs » et ses renégats. Ses divisions, ses exclusions, ses mises en marge… C’est ce que ressent le lecteur au fil des quelque 400 biographies rassemblées dans ce nouveau volume du Maitron, entreprise colossale, titanesque même, cherchant à rendre hommage aux dizaines de milliers de militants qui ont marqué l’histoire de la gauche dans son ensemble. L’expression « album de famille » évoque un éditorial resté célèbre, signé Rossana Rossanda, ex-cadre du Parti communiste italien (auquel elle adhéra durant la Résistance), radiée en octobre 1969 avec les autres fondateurs d’ Il Manifesto, revue puis quotidien qu’ils venaient de fonder – sans l’aval de la direction du Parti. En 1978, alors que les « années de plomb » lacèrent la péninsule, Rossana Rossanda fustige le contenu des revendications des Brigades rouges (BR), qui prêchent un strict marxisme-léninisme. « En vérité, quiconque a été communiste durant les années 1950 reconnaît immédiatement le langage des BR. C’est comme tourner les pages de l’album de famille, on y retrouve d’un coup tous les ingrédients qui nous étaient administrés dans les formations sur la pensée de Staline et Jdanov » …
L’éditorial de Rossana Rossanda signifiait autant l’opposition du quotidien à la dérive militariste d’une frange importante du mouvement révolutionnaire des années 1970 que le refus de se dissimuler les liens évidents de celle-ci avec les autres composantes de la gauche italienne. Les affaires de famille ne sont jamais simples, souvent synonymes de déchirements intimes… Socialistes, communistes, chrétiens de gauche, trotskistes, maoïstes… Staliniens ou antistaliniens. Syndicalistes ouvriers, employés, enseignants ou retraités. Résistants et déportés, anciens de la guerre d’Espagne, des maquis du Vercors, du Tarn ou des Glières. Militants étudiants, althussériens, situationnistes, écolos ; éditeurs, chercheurs ou professeurs ; métallos, mineurs ou dockers, etc. Les « mouvement ouvrier et mouvement social », pour reprendre le titre du Maitron, y apparaissent dans toute leur diversité, et dans leur humanité. Non sans conflits ou haines tenaces, mais avec aussi des solidarités de camarades de combat, au-delà des différences idéologiques, partisanes ou générationnelles.
Ce tome VIII est particulièrement riche, dans le sens où il regroupe un grand nombre de personnalités centrales de la période traitée, de la défaite de 1940 et le début de l’Occupation, jusqu’à Mai 68, qui vit la plus grande grève générale de l’histoire en France. D’un patronyme à un autre, le lecteur croise, au fil des pages, ici un nom célèbre, là un inconnu, qui se révèle être un héros de la Résistance, un dirigeant glorieux du mouvement syndical ou un intellectuel en pointe durant les mobilisations éditoriales contre la guerre d’Algérie, la torture et la censure. Il est souvent bien difficile de s’extraire de sa lecture, chaque nom renvoyant à un autre, d’une lutte à une autre, d’une organisation à une autre. Parmi les 367 patronymes allant alphabétiquement de « Lem » à « Mel », on trouve en effet, entre autres, Georges Marchais et Edmond Maire, Pierre Mauroy et Gilles Martinet, Chris Marker et François Maspero, Robert Linhart et Jérôme Lindon, Michael Löwy, Arthur London, Missak Manouchian, Anicet Le Pors, Jeannette Laot ou Pierre Macherey, sans oublier le fondateur de cette grande œuvre lui-même, Jean Maitron, décédé en 1987. Une œuvre, qui compte déjà 52 volumes, aujourd’hui en train d’accomplir sa « révolution numérique », comme le soulignent ses deux principaux responsables éditoriaux, les historiens Paul Boulland et Claude Pennetier. Actuellement en plein développement de son impressionnante extension sur Internet, elle regroupe pas moins de 130 000 notices nominatives ^2. Sélection passionnante de celles-ci, ce huitième tome sur papier du Dictionnaire biographique, de par la richesse des personnalités qui s’y trouvent, figures d’une époque non moins riche, dresse finalement un panorama de ce qui fut peut-être le deuxième âge d’or du mouvement social, après celui des précurseurs de la seconde moitié du XIXe siècle.
[^2]: http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/