Le rire et le pire, mariage d’humour
Thierry Illouz, avocat, écrivain et auteur de chansons, envisage les différentes valeurs du rire, engagé par nature.
dans l’hebdo N° 1232-1234 Acheter ce numéro
Le rire, on le sait, et quel qu’il soit, est une caisse de résonance formidable et terrible. Je hasarde l’hypothèse dialectique qu’il fait toujours écho à un sentiment de désarroi, de peur, d’échec, il est une réponse, ou une tentative de réponse, à un vide ou un vertige. Il y a nécessairement un vide là où se présente l’humour, le trait d’humour, une façon d’exorcisme. Il y a précisément à cet endroit-là une angoisse à combler. Chacun a fait l’expérience et la renouvelle sans cesse de ce besoin de déjouer par le rire le plus cruel et le plus menaçant. Quand une société traverse une crise, les individus sont inévitablement confrontés à l’écho de cette crise en eux, ce qu’elle réveille de terreur, de fantasme d’effondrement, de ruine. Comment lutter, comment surmonter cette menace sinon par l’effort de conjurer ou même de profaner le malheur ?
On ne peut ignorer la part historique qu’occupe le rire dans les sociétés sous terreur, dans les communautés souffrantes. C’est presque un poncif de dire qu’il y a un rire de dictature, un rire d’oppression, une réponse par le rire. Mais on pourrait pousser le raisonnement jusqu’à la part la plus reculée de soi, celle qui bout, qui s’effrite, qui est soumise aux douleurs. Cette part-là appelle nécessairement un contrepoids, et ce n’est sans doute pas un hasard si les grandes figures comiques sont souvent des figures tragiques, si le clown lui-même, emblème de ces paradoxes, est traversé par ces lignes de tension. On garde en mémoire le film que Fellini leur a consacré et la place récurrente qu’elles occupent dans son cinéma. Une place poignante et bouleversante. Fellini mais aussi Chaplin, évidemment, capable d’affronter par le rire le pire moment de l’histoire récente dans son Dictateur, ou encore l’aliénation des masses (les Temps modernes ).
La liste serait infinie de ces correspondances entre l’humour et un état de crise politique ou intime, du rire antidote du cinéma italien des grandes heures avec ses « tragicomédies » (le terme est éloquent) jusqu’à Woody Allen, dont le personnage dépressif est sans doute un repère marquant du rire contemporain. Mais faire du rire une valeur définitivement positive et salvatrice serait une erreur. Cela reviendrait à négliger une ambivalence quasi consubstantielle au sujet. Le rire est incontestablement salvateur quand il écarte un péril, qu’il démystifie. Il sauve, oui, quand il trouve un angle pour approcher le territoire des tabous, des gênes, quand il parle d’amour, de sexualité (c’est souvent le cas), d’argent même. Il est en soi un outil pour forcer les silences, pour libérer.
« Peut-on rire de tout ? »
Mais, pendant naturel à cette vocation, il peut vite cristalliser les ressorts communautaires, identitaires, voire nationalistes, l’histoire regorge d’exemples de rires « aux dépens », dont tous les minoritaires font régulièrement les frais. Minoritaires sociaux, ethniques, religieux, sexuels. On connaît bien le succès de ces histoires drôles qui circulent et servent de support populaire et quasi logistique aux pires dérives. Il faut peut-être en finir avec cette question piégée qui croit poser le problème de la liberté d’expression sous la forme du « peut-on rire de tout ?», qui suppose un rire libre, neutre, dégagé, une instance suprême. Je crois que le rire est indispensable, au contraire, parce qu’il n’est pas tout cela, parce qu’il est engagé par nature et qu’il est, comme toute parole publique, animé par une intention, ce qui est à la fois son honneur, son mérite et son trouble. Cette intention n’est pas immune, elle n’est pas soustraite au débat. Le rire peut et doit entrer dans le champ de la contradiction du dialogue, de la critique ; la réponse qu’il apporte à tous les déséquilibres, à toutes les menaces, est une réponse politique dans tous les sens que le terme recouvre, comme un système de définition de ses objets, de qualification, de position. Il doit donc être appréhendé comme tel, sauf à lui dénier toute vertu proprement méritoire ou utile.