Sénégal : Pour que le grain revive

Subissant les aléas climatiques et les errements des politiques agricoles, de nombreux agriculteurs ont été dépossédés de la maîtrise de leurs semences. Ils se battent pour la regagner.

Patrick Piro  • 20 décembre 2012 abonné·es

Il y a quelques années, des chercheurs de l’Institut sénégalais de recherches agronomiques (Isra) se sont rendus chez Mamadou Camara, à Katob, près de Koussanar, dans l’est du pays. Ils avaient eu connaissance que ce paysan détenait d’intéressantes variétés traditionnelles dont ils n’avaient jamais entendu parler. Un certain maïs rouge, notamment. « Il donne en 70 jours seulement, précisément. Depuis le temps que je l’utilise, je le connais par cœur, commente Mamadou Camara, qui fait profiter ses voisins de son expérience. J’ai expliqué aux chercheurs qu’il me vient de mes ancêtres, émigrés de Guinée-Bissau en 1912. » Une variété hâtive très précieuse, alors que le dérèglement climatique chamboule tous les repères agricoles. La saison des pluies est devenue capricieuse, souvent en retard et de plus en plus courte. « Je ne dépends que de ma production, je n’achète jamais la moindre semence au magasin », poursuit l’agriculteur.

Au Sénégal, le monde paysan garde en mémoire la grande sécheresse du début des années   1970. La zone sahélienne, qui couvre le tiers nord du pays, est particulièrement touchée. La production de céréales et de légumineuses, base de l’alimentation rurale, s’effondre. Maïs, mil, sorgho, fonio, arachide, niébé : les paysans affamés ont mangé leurs réserves de semences, il n’y avait plus rien à semer la saison d’après. Dans les années suivantes, l’État lance des programmes destinés à pallier la pénurie : il importe des semences et mobilise les instituts de recherche pour répondre à la demande. « Il a surtout méthodiquement fait disparaître les anciennes pratiques de conservation des variétés cultivées », souligne Georges Tine, principal animateur de l’association paysanne Niul-Jama dans le village de Fandene, à proximité de Thiès, à l’est de Dakar. À partir des années   2000, la politique libérale du gouvernement accentue ce travers. « Et puis l’agro-industrie dénigre les semences traditionnelles, supposées peu performantes », relève Sidi Bâ, animateur de la Coalition pour la protection du patrimoine génétique (Copagen), réseau présent dans neuf pays d’Afrique de l’Ouest. Dans les champs sénégalais, s’est constituée au fil des ans une liste des mésaventures provoquées par ces semences « tout-venant » : lots importés sans mention de caractéristiques ou inadaptés aux conditions locales, commandes livrées par les instituts de recherche avec plusieurs semaines de retard, variétés introuvables. En 2005, un de ces maïs a connu une amère publicité : les plants montaient à des hauteurs inhabituelles, et sans épis. « Au début des années 2000, le monde paysan commence à réagir à cette dépendance de moins en moins supportable », souligne Sidi Bâ. La Copagen, née en 2004, soutient de nombreuses initiatives dans le domaine de la préservation des semences traditionnelles.

Les groupements paysans commencent souvent par lancer des inventaires dans les champs afin d’établir le répertoire des variétés paysannes encore cultivées. Des foires d’échange de semences s’organisent. Celle de Fandene, réputée, attire des paysans de tout le pays, et même au-delà. En 2010, Georges Tine n’en croit pas ses yeux : un paysan lui tend un petit sac de mil violet. « Je n’en avais pas vu depuis des années ! Nous pensions la variété disparue. Ici, les enfants ne l’ont jamais connue. » Un mil de grande qualité pour sa valeur gustative et la faible attirance que ses grains suscitent auprès des oiseaux. Georges Tine s’est empressé d’en acquérir deux   kilos, en échange d’un sac de son niébé (haricot local) bayngagne, pour le multiplier. Le mil violet est de retour à Fandene et ailleurs : la nouvelle de sa réapparition s’est répandue. Deux   heures de route plus au nord, à Méckhé, le Sahel prend ses premiers quartiers. L’arachide, l’un des piliers de l’économie sénégalaise, y a longtemps sévi en monoculture, poussant les paysans à s’organiser, dans les années   1990, en une puissante Union des groupements de producteurs de Méckhé (UGPM).

Aujourd’hui, ce sont les caprices de la saison des pluies qui affectent sévèrement la légumineuse, et il est devenu intenable de dépendre de semences de qualité aléatoire. En 2010, l’UGPM décide de créer sa propre coopérative de production de semences d’arachide, « afin de devenir autonome, comme c’est déjà le cas pour les céréales », indique Mbaye Diouf, un des cadres de l’Union. Et en bonne intelligence avec la recherche : la variété adoptée provient de l’Isra, elle est issue de l’amélioration d’une arachide locale à cycle court, bien moins sensible aux insuffisances des précipitations. L’UGPM fait appel à ses adhérents pour qu’ils multiplient la variété, moyennant une rémunération attractive. Mbaye Diouf est optimiste. Il estime que, d’ici à cinq   ans, l’UGPM ne dépendra plus « ni des pouvoirs publics ni du marché » pour ses semences d’arachide. Encore plus au nord, dans la région de Louga, les aléas climatiques s’aggravent. « Et parmi nos déboires, nous avons même soupçonné la présence d’OGM dans certains lots de semences », relate Idrissa Gueye, l’un des animateurs de la Fédération des associations paysannes de la région de Louga (Fapal). Ce groupement, très actif, s’est également lancé dans un vaste plan de retour à l’autonomie semencière. Après recensement des ressources traditionnelles encore disponibles, la Fapal organise, depuis 2008, la production de semences des trois cultures prioritaires de la région : souna (petit mil), niébé et arachide. Mais c’est insuffisant. Le point faible de l’économie paysanne, au Sénégal comme ailleurs en Afrique, est bien souvent le manque de solution de conservation et de stockage.

À Dioral, dans le centre du pays, l’Union des collectifs de Tattaguine (UCT), qui regroupe de nombreux cultivateurs de la région, incite aux pratiques écologiques. On y reçoit sous le neem (margousier) de la petite place du village. Tout un symbole : les paysans utilisent de plus en plus les feuilles de l’arbre, aux vertus insecticides, pour préserver leurs semences de niébé. Ils redécouvrent aussi l’efficacité des greniers mandingues, simples alcôves d’argile séchée et hermétiquement scellées, où des épis de mil peuvent se conserver pendant deux ans. En quelques années, les villageois ont reconstitué une partie de leur capital de semences traditionnelles. Mamadou Camara, l’homme du maïs rouge, est aussi connu dans la région de Koussanar pour avoir largement divulgué ses méthodes de conservation des semences. Difficulté courante : comment mettre à l’abri des insectes les plus beaux épis, ceux que l’on a mis de côté pour les semis de l’année suivante ? « Je les suspends au-dessus du foyer de la cuisine. La fumée les noircit, c’est un répulsif très efficace qui n’empêche nullement les grains de germer. »

Cependant, bien souvent, la bataille des semences paysannes se perd à l’époque de la soudure, période cruciale où les réserves de nourriture sont épuisées alors que les cultures nouvelles ne sont pas encore semées. C’est la disette, et les familles attaquent alors leur réserve de semences pour survivre. Mamadou Camara est l’un des fondateurs, en 1994, de l’influente Fédération des producteurs de la région de Tambacounda, dans l’est du pays. Si elle a contribué à maintenir une certaine autonomie semencière des paysans, « la priorité, aujourd’hui, c’est le déploiement et le renforcement de notre réseau de banques de céréales », explique Amadou Souaré, l’un des animateurs du groupement. Chaque année, les agriculteurs qui le peuvent livrent une partie de leur récolte à leur « banque » locale, stock mutualisé qui permet aux familles dépourvues, lors d’une soudure difficile, d’y retirer quelques sacs de céréales. Un emprunt à rembourser l’année suivante, moyennant un petit intérêt. À Louga, Méckhé ou ailleurs, malgré les difficultés fréquentes de financement, les banques de céréales connaissent un succès important, et constituent fréquemment la clé de voûte de la stratégie de retour à l’autonomie des familles rurales. « Proverbe wolof : enterre ta graine avant d’être enterré toi-même ! », rappelle Amadou Souaré.

Écologie
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