Sida, de la guerre à l’espoir

Un livre de témoignages, recueillis de 1985 à nos jours, retrace l’existence et les années de lutte des malades.

Olivier Doubre  • 6 décembre 2012 abonné·es

Une couverture noire. La couleur la plus fréquemment utilisée par les associations de malades du sida, en particulier Act Up-Paris, la plus radicale et inventive d’entre elles en France. La couleur du deuil, des deuils qui se succèdent au fil de ces témoignages de personnes infectées par le virus. Une photo en noir et blanc – où le noir domine, écrasant même la rare lumière sur la main du malade. En haut à droite, épinglé sur sa veste, le ruban rouge croisé, symbole de la mobilisation contre l’épidémie. Et au centre un semainier, boîte remplie de gélules qui évoque l’arrivée des traitements, quand les malades, pour survivre, devaient avaler jusqu’à vingt pilules matin et soir. La photo évoque d’emblée la vie quotidienne des personnes atteintes par ce virus dont « l’irruption, dans nos sociétés contemporaines, où précisément l’impératif de bonne santé était si prégnant, s’est accompagnée d’une volonté croissante de faire entendre la condition de malade ». C’est par ces mots que l’historien Philippe Artières, spécialiste de la fonction de l’archive dans sa discipline, président du Centre Michel-Foucault et ancien membre du Conseil national du sida, et Janine Pierret, sociologue parmi les premières à avoir travaillé sur les malades du sida, présentent la centaine d’entretiens de personnes séropositives, recueillis de 1985 à nos jours, dont des extraits sont reproduits dans cet ouvrage extrêmement émouvant.

Un « récit à la première personne du pluriel », comme l’écrit Philippe Artières. Un récit collectif qui débute par « la vie avant 1980 », celle des années de lumière, du soleil de la libération sexuelle. Homosexuelle, en particulier. Mais aussi celle qui a vu la sortie de l’époque où, jusqu’alors, « c’était toujours la clandestinité », comme le dit le premier intervenant du livre. Une époque à laquelle succédera celle des « années noires (1981-1986) », quand aucun traitement n’était disponible. La seule certitude, alors, était que cette maladie était incurable. Tout le reste n’était que suppositions, inexactitudes et surtout fantasmes sur cet étrange « cancer gay » qui frappa d’abord les homosexuels, mais bientôt aussi les héroïnomanes ou les hémophiles. Sans que l’on sût quelle était la cause de cette affection ni comment elle se transmettait. Jusqu’à ce que l’équipe de Françoise Barré-Sinoussi et Luc Montagnier découvre le VIH, « virus de l’immunodéficience humaine ». La décennie 1980 est celle des « années de guerre », comme le rappellent Philippe Artières et Janine Pierret. « Des mois et des mois à attendre des armes qui ne vinrent jamais ; il n’y avait pas une semaine sans aller au crématorium du Père-Lachaise, les amis sont morts rapidement, dans un silence total. » « C’était le temps où l’on rayait sans cesse sur son agenda les coordonnées des amis disparus. » Un temps aussi où « toute une génération de toxicomanes à l’héroïne a été balayée dans l’ignorance ».

**Les témoignages s’enchaînent ainsi. ** On respire finalement quand ces personnes atteintes décrivent l’arrivée des traitements au milieu des années 1990, après de longues batailles menées par les associations, leur état de santé qui s’améliore, la remontée des CD4, ces globules blancs attaqués par le virus. Puis la reprise de poids, le retour à la vie, à ses plaisirs et à ses insouciances. Pour Philippe Artières, ce volume est un « livre-dette ». Dette envers les malades, les disparus. Mais aussi envers les premiers sociologues qui ont travaillé sur le sida et les personnes atteintes. En particulier Michael Pollak, chercheur autrichien venu se former en France dans les années 1970, qui recueillit dès 1985 les tout premiers témoignages reproduits dans le livre et qui, lui aussi, mourut du sida à Paris en 1992. Or, ce livre aurait bien pu ne jamais voir le jour. Car ces enregistrements, exhumés des placards de l’EHESS, auraient dû, comme beaucoup de matériaux bruts de chercheurs, « passer à la poubelle il y a encore quinze ans ».

Au lendemain du 1er décembre 2012, 26e journée mondiale de lutte contre le sida, et à la veille – peut-être – de la découverte du premier vaccin curatif de la maladie, encore à l’étude dans les laboratoires d’une PME française d’Évry (Essonne), lire ces récits, ces bribes de vie – et de mort –, vient rappeler le drame que fut le sida. Mais aussi tout ce que cette « épidémie politique », comme la qualifièrent certains, signifia. « Un moment de prise de parole » mais aussi d’obtention – inattendue, paradoxale – de nouveaux droits, à partir de la longue et mortifère « bataille 1987-1995 » pour les traitements : pour les malades en général, pour les minorités, sexuelles, usagers de drogues, migrants, détenus, travailleurs du sexe… Et, grâce à une grande créativité militante (sursaut, souvent, du désespoir), comment les associations de malades arrachèrent un droit de regard sur le fonctionnement des laboratoires pharmaceutiques (et leur cynisme), et le bannissement de l’archaïsme autoritaire dans les pratiques du corps médical. Ces témoignages livrent donc aussi une archéologie militante du sida.

Idées
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