« Tabou » de Miguel Gomes : Dans la ferme africaine
Dans Tabou, le cinéaste portugais Miguel Gomes évoque la passion avec une grande liberté esthétique.
dans l’hebdo N° 1230 Acheter ce numéro
Le « tabou », ici, n’est pas un abîme de parole interdite, mais une montagne. Le mont Tabou, qui n’existe pas dans la réalité, occupe dans le film du Portugais Miguel Gomes la place métaphorique du témoin impassible, dans un pays africain encore colonisé, à une époque qui peut être le milieu du XXe siècle. Au pied de ce mont, se trouve la ferme d’une belle jeune femme mariée, Aurora (Ana Moreira). Tandis que celle-ci attend un enfant de son mari, elle est en proie à un amour clandestin, fiévreux, dangereux et riche en malédiction, avec un homme que le hasard a mené en Afrique, Gian Luca Ventura (Carlotto Cotta).
Cette histoire, un flashback, occupe la deuxième partie du film. La première se passe à notre époque (bien qu’en noir et blanc elle aussi), les personnages d’Aurora et Gian Luca faisant le lien. Aurora est vieille (Laura Soveral), perd un peu la tête, se croit persécutée par sa domestique – une femme noire, Santa (Isabel Cardoso) – et finalement meurt. Aurora n’est pourtant pas le personnage principal de cette première partie de Tabou. C’est sa voisine, Pilar (Teresa Madruga), une femme d’une soixantaine d’années, très croyante. Sa foi l’ouvre sur le monde tel qu’il ne va pas : elle milite notamment dans une association qui manifeste contre l’ONU. Mais elle est aussi très inquiète pour sa voisine Aurora. En vérité, comme le lui dit un de ses amis peintre, délicatement amoureux d’elle : « Tout vous inquiète, Pilar. »
Alors qu’Aurora est mourante, Pilar retrouve la trace d’un homme dont la vieille femme a prononcé le nom, Gian Luca Ventura (Henrique Espirito Santo). Mais celle-ci rend son dernier souffle avant qu’il ne revienne. C’est lui qui, en voix off, raconte le passé, la terrible histoire d’amour entre Aurora et lui, qui les a amenés à ne plus jamais se revoir. Miguel Gomes nous laisse donc avec ces deux époques aux liens a priori ténus (comme d’autres l’ont fait avant lui – on pense par exemple à Tropical Malady d’Apichatpong Weerasethakul). La première, malgré l’émotion qui étreint les personnages à la mort d’Aurora, n’est pas dénuée d’un humour inattendu. Ainsi, quand l’amoureux de Pilar lui dit la phrase citée précédemment, « Tout vous inquiète », il ajoute : « J’aimerais avoir marché sur une mine en Afrique pour avoir votre attention. » La seconde partie est époustouflante de beauté. Sans singer l’esthétique du muet (Gomes ne s’aligne pas pour les Oscars), le cinéaste retire tout de même la parole à ses personnages, ce qui « date » mystérieusement leur monde, et offre à certaines figures de style une puissance singulière. Ainsi d’un long travelling amoureux où Aurora et Gian Luca marchent côte à côte après l’amour, qui se termine par un regard caméra à la fois volontaire et énigmatique. Comme dans Ce cher mois d’août (2008), son film précédent, Miguel Gomes fait preuve d’une grande liberté artistique, et tout ce qu’il se permet est une réussite.
Mais ce n’est pas tout. À y regarder de près, les échos entre les deux épisodes sont nombreux. Ce sont parfois des clins d’œil, comme le décor du café où le vieux Gian Luca Ventura raconte à Pilar et à Santa son histoire, paysage de forêt vierge, évoquant la végétation tropicale qui s’épanouit au pied du mont Tabou. Il y a aussi la présence de Santa, personnage opaque, lectrice de Robinson Crusoé, qui repousse les propositions d’aide de Pilar. Elle ne persécute en rien Aurora, mais reste à sa place et semble attendre son moment, dont on ne sait rien. Or, l’épisode africain se termine par le soulèvement des indigènes et par une guerre d’indépendance.
La première partie s’intitule « Paradis perdu », la seconde « Paradis ». L’ironie de ce « paradis » colonial est flagrante, d’autant que la tragédie sentimentale au cœur du récit entraîne la mort d’un homme et des souffrances intimes irrésolues. La passion amoureuse, destructrice, répond à une autre forme de passion, elle aussi douloureuse et tout aussi insoluble : celle qu’incarne Pilar, prête à accueillir en pensée tous les malheurs du monde et les travers des humains afin de les soulager. Un film étrange ? Tabou n’en impose pourtant pas par sa bizarrerie, mais par sa richesse évocatrice et thématique sans fond. Tabou est un voyage, un fabuleux voyage.
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