Un empilement de mensonges
Pour justifier la nécessité des gaz de schiste, leurs partisans s’appuient sur des hypothèses hasardeuses.
dans l’hebdo N° 1230 Acheter ce numéro
À lire les rapports, les prospectives ou les professions de foi enthousiastes, le gaz de schiste serait la clé du retour à la prospérité. On lui prête le potentiel de redonner de la compétitivité aux entreprises, de créer de la croissance et des emplois. Il réduirait même les émissions de CO2. Ne lui manque qu’une technologie d’extraction plus propre que la fracturation hydraulique, mais il paraît que des alternatives existent. Décorticage du prospectus publicitaire.
Un eldorado sous nos pieds
La fièvre hexagonale repose essentiellement sur une estimation au doigt mouillé : le sous-sol français recèlerait 5 100 milliards de mètres cubes « exploitables » (traduisent certains), soit l’équivalent de quelque 90 années de notre consommation de gaz actuelle ! Ce chiffre, qui donne le tournis, provient d’une source unique : une projection d’un service du Département de l’énergie états-unien (DOE) à partir de données géologiques publiques. Or, le véritable état de la ressource ne peut être établi que par des forages d’exploration, de facto gelés en France par une loi de juillet 2011 interdisant le recours à la fracturation hydraulique, seule technique disponible à ce jour. La Pologne, l’autre potentiel mastodonte gazier en Europe (selon le DOE), s’est lancée dans la vérification de cette manne supposée : la promesse initiale de 5 300 milliards de m3 a été divisée par près de dix ! Par ailleurs, les calculs du DOE fournissent des volumes « récupérables », indépendamment de toute considération économique, et non pas « exploitables ». En Pologne, le géant pétrolier Exxon a laissé tomber en juin dernier : ses puits n’étaient pas rentables.
Alternatives à la fracturation
L’unique technique d’exploration et d’exploitation consiste à injecter, sous très forte pression, de l’eau mêlée à du sable et des additifs chimiques pour éclater en profondeur les roches où est piégé le gaz de schiste. Cette fracturation hydraulique est très polluante, grosse consommatrice d’eau, et peut provoquer de petits séismes. Des alternatives sont à l’étude. La semaine dernière, le Groupement des entreprises et professionnels des hydrocarbures (GEP-AFTP) s’affirmait capable de vérifier le potentiel du sous-sol français « dans le respect de l’environnement ». De fait, les quelques pistes évoquées consistent essentiellement en l’amélioration de la fracturation hydraulique : mieux recycler l’eau pour limiter les volumes utilisés (jusqu’à 20 000 m3 par forage), utiliser des additifs moins nocifs, forer plus discrètement. Les techniciens tentent aussi de remplacer l’eau (par de l’air comprimé, du propane, voire du CO2) ou de fracturer par des chocs thermiques ou électriques. Mais aucune de ces évolutions ne donnerait entièrement satisfaction – environnement, coût, énergie, etc. Le débat français risque donc, in fine, de se cristalliser sur l’acceptabilité (au nom de « l’intérêt national ») d’un avatar simplement moins nocif de l’actuelle fracturation hydraulique…
Un hydrocarbure « propre »
Les pro-gaz de schiste, obnubilés par la promesse d’une nouvelle épopée énergétique française, évacuent sans vergogne le problème des émissions de CO2, considéré comme surévalué face aux bénéfices attendus en ces temps de crise économique. On se contente de souligner que le gaz de schiste (similaire au gaz naturel) est moins émetteur de CO2 que le pétrole et surtout le charbon. Il devient presque protecteur du climat sous la plume de commentateurs empressés, lesquels font remarquer qu’aux États-Unis le remplacement de centrales à charbon par des turbines à gaz a eu un effet positif sur les émissions. Exact, mais secondaire : l’abondance de ce gaz bon marché a d’abord pour effet de relancer des industries lourdes, ainsi que la consommation, retardant d’autant l’adoption d’une vraie transition énergétique – la sobriété et le passage aux énergies renouvelables. Par ailleurs, des scientifiques états-uniens ont établi qu’en raison des fuites, en cours d’exploitation et durant le transport, l’impact du gaz de schiste sur l’effet de serre serait équivalent, à court terme, à celui du charbon !
Les prix vont baisser
L’exploitation du gaz de schiste aux États-Unis a provoqué une importante chute des prix de l’énergie, génératrice d’un regain de compétitivité de l’industrie et de croissance pour le pays. Un bénéfice promis à la France si l’on y autorise l’exploitation de cet hydrocarbure non conventionnel, clament les partisans sans trop de précaution. Or, les coûts de production devraient être notablement plus élevés en France qu’aux États-Unis, où le code minier est moins contraignant et la densité de population plus faible (ce qui permet d’exploiter à plus large échelle). Là-bas, les propriétaires fonciers peuvent forer sans demander l’autorisation des pouvoirs publics. Par ailleurs, on ne s’y gêne pas pour planter des puits tous les kilomètres, voire à une moindre distance. En France, Total (par exemple) explique que l’on pourrait regrouper les puits pour rayonner souterrainement grâce à la technique des forages horizontaux. Mais la collecte serait moins rentable. Et si en France le prix du gaz naturel conventionnel pourrait baisser sous la pression d’un afflux de gaz de schiste, l’impact serait minime sur l’électricité, plutôt bon marché.
100 000 emplois
La folie gazière aux États-Unis a généré 600 000 emplois, et les optimistes en attendent le double d’ici à 2020. Selon le cabinet SIA Conseil, l’exploitation du gaz de schiste pourrait conduire à la création de 100 000 postes en France à la même échéance. Cette extrapolation, largement exploitée par les défenseurs de cet hydrocarbure, est fondée sur trois hypothèses sujettes à caution : les volumes de gaz réellement exploitables, la transposition de l’expérience états-unienne et les prévisions d’emplois établies pour les trois concessions françaises de Montélimar, Nant et Villeneuve-de-Berg, avant annulation de leurs permis. A priori, ce calcul ne prend pas en compte la possible destruction d’emplois (dans le tourisme, par exemple) que pourrait provoquer l’irruption de cette activité gazière. Les écologistes ont projeté, de leur côté, qu’une vraie transition énergétique, fondée sur la rénovation thermique des bâtiments et le développement des renouvelables, pourrait créer un million d’emplois (après soustraction des emplois détruits dans les énergies conventionnelles) à l’horizon 2020. Dix fois plus, avec une probabilité moins hasardeuse que dans le cas du gaz de schiste. P. P.